L’éducation des adultes doit réagir aux changements sociaux, politiques, économiques et culturels. Apprendre signifie dès lors évolution constante, et l’éducateur d’adultes devient «agent de change». Apprentissage et changement, telle est la quintessence du projet de post-alphabétisation du Kenya, mis en œuvre par le département de l’éducation des adultes avec l’assistance technique, financière et matérielle de la coopération technique allemande (GTZ). Le présent article cherchera à analyser les processus de mise en œuvre du projet et son aptitude à favoriser non seulement l’apprentissage et le changement de ses bénéficiaires (les apprenants) mais aussi de ses responsables et des institutions avec lesquelles il coopère. Il examinera aussi le cadre qui circonscrit l’activité de ces acteurs. Mr. Ekundayo J. D. Thompson est actuellement conseiller auprès du projet de post-alphabétisation du Kenya. Il est ancien responsable de programme auprès de l’Association africaine d’éducation des adultes et secrétaire général de l’Association populaire éducative de Sierra Leone.
L’éducation des adultes a pour objectif essentiel de structurer des processus sociaux pour pouvoir affronter la myriade de problèmes et de préoccupations qu’ont fait surgir les mutations passées ou en cours. Les changements qui ont affecté la situation des individus dans le domaine économique, social, culturel et politique, présentent un certain nombre de défis et d’opportunités pour les éducateurs d’adultes.
En tant qu’agents de changement, les éducateurs d’adultes sont eux-mêmes censés changer de diverses manières; on attend notamment d’eux qu’ils modifient leur perception de la réalité (qu’ils lisent entre les lignes) et leurs méthodes de construction de la réalité ou la manière dont ils y pourvoient et qu’ils initient le changement institutionnel. Le changement au niveau institutionnel implique la modification des modes opératoires et de la culture dans le domaine organisationnel, une remise en question, par exemple, des hiérarchies traditionnelles verticales en faveur d’interactions plus ouvertes, visant l’humanisation et l’autonomisation. Un changement au niveau des «règles d’action» avec les soi-disant bénéficiaires, les partenaires et les pouvoirs en place est aussi souhaitable dans le contexte d’un développement axé sur les personnes et les partenariats durables.
Le changement préconisé est une totale remise en question au niveau du système, soutenue par une claire perception des insuffisances du statu quo, une vision collective de la situation désirée et de la manière dont elle pourrait être réalisée.
Dans la dynamique du changement, l’apprentissage, qui est devenu le mot clé du discours sur le développement et la pratique de l’éducation des adultes, est implicite. Apprendre, c’est changer; l’apprentissage est censé entraîner le changement aux niveaux individuel/personnel, organisationnel, structurel et environnemental. Les individus et les organisations qui refusent de changer, et par extension d’apprendre, sont condamnés à s’étioler.
Le Projet de post-alphabétisation du Kenya (KPLP) est mis en œuvre à un tournant de l’histoire de ce pays qui se caractérise par des réformes économiques, éducatives et politiques. Les réformes économiques visent à soulager la pauvreté et à améliorer les conditions de vie de la population. Les stratégies en ont été énoncées dans un document de base (Economic Reforms for 1996–1998: The Policy Framework Paper) qui détaille les actions à réaliser aux niveaux macro-économique et structurel. Ce document a été suivi du National Poverty Eradication Plan 1999–20151 (Plan national d’éradication de la pauvreté 1999-2015) qui présente les stratégies globales d’éradication de la pauvreté, dont la réduction du chômage, l’intégration sociale et la création d’un environnement économique, politique, culturel et légal propice au développement social.
Dans le domaine de l’éducation, le Plan directeur pour l’éducation et la formation 1997–2010 (MPET) énonce les objectifs et les approches en matière de restructuration du système d’éducation.2 Il met l’accent sur le meilleur accès, l’équité et l’efficience qu’implique l’éducation pour tous. Le chapitre 9 du MPET, consacré à l’Alphabétisation et à la formation permanente, énonce ce qui suit:
«Une condition importante du développement global de la société est une base de ressources humaines, caractérisée par un niveau croissant de savoir au sein de toute la population.»
Les politiques et les stratégies du MPET ont été complétées par les recommandations de la Commission d’enquête Koech sur le système éducatif kenyan.3 La réforme complémentaire dans le domaine des sous-secteurs de l’éducation formelle, des éducateurs non formels/extrascolaires dans une foule d’activités, ont attiré l’attention sur la nécessité urgente d’aborder les besoins d’apprentissage des enfants et des jeunes ayant abandonné l’école.4
Au niveau politique, il existe un débat public intense sur les réformes constitutionnelles. En particulier, les modalités de révision de la constitution ont passionné les Kenyans, faisant du processus de révision de la constitution une occasion unique de#participation et d’apprentissage.
Dans le contexte du cadre de vie, le National Environment Action Plan (Plan national d’action dans le domaine du cadre de vie)5 se concentre sur les priorités politiques et opérationnelles en faveur des personnes défavorisées, la mobilisation des ressources en vue de fournir des services aux pauvres et la promotion du développement participatif.
Tels sont les contextes sociaux, économiques, politiques et relatifs au cadre de vie dans lesquels le Projet de post-alphabétisation du Kenya est mis en œuvre.
Le KPLP est une action de coopération technique destinée à appuyer le ministère du Travail et du Développement des ressources humaines (entité responsable du projet) dans ses efforts pour créer et mettre en place des structures et des instruments destinés à permettre aux adultes nouvellement alphabétisés de consolider et d’étendre leurs notions de lecture et d’écriture, de calcul et leurs capacités de réflexion. L’objectif primaire de la coopération technique est «de renforcer les capacités des individus et des organisations à communiquer et à mobiliser le savoir, les compétences, ou à améliorer les conditions de leur application» (GTZ 1997). Dans la coopération technique à court terme et par extension, le KPLP est censé aider les gens à s’aider eux-mêmes. L’aide à l’auto-promotion est le mot d’ordre du projet.
Le cadre institutionnel de l’éducation des adultes au Kenya, qui opère au sein du ministère du Travail et du Développement des ressources humaines, comprend le Conseil de l’éducation des adultes (BAE), créé par une loi votée par le parlement en 1966 et le Département de l’éducation des adultes (DAE). Le DAE a été mis en place par décret présidentiel en 1979 pour mener la campagne nationale d’alphabétisation. Le Projet de post-alphabétisation est mis en œuvre par le DAE.
Le projet a quatre objectifs étroitement liés. Le premier est de soutenir les réformes politiques et institutionnelles. A cette fin, le Conseil de l’éducation des adultes (BAE) et le Département de l’éducation des adultes (DAE) ont mené en 1996 une analyse structurelle, préalablement à sa mise en œuvre dans les douze (maintenant quinze) districts opérationnels. Le principal objectif de l’étude est d’identifier et d’analyser les fonctions majeures et les contraintes structurelles du BAE et du DAE en vue ß’accroître leur efficience et leur effectivité. On avait en effet constaté que certaines de leurs activités se chevauchaient, d’où un recoupement du travail et un gaspillage des maigres ressources financières et humaines.
L’analyse structurelle6 a conclu que le Conseil de l’éducation des adultes devait être réformé. La loi en conséquence est sur le point d’être soumise au parlement.
La réforme de la loi sur le Conseil de l’éducation des adultes répond aux changements qu’a subis l’éducation des adultes trente ans après sa promulgation (1966-1996). Les conditions de l’éducation des adultes se sont modifiées, les objectifs de l’apprentissage et son contenu sont en train de changer car les besoins et la situation des apprenants sont maintenant différents. Par conséquent, un changement du cadre légal et institutionnel s’imposait pour créer un environnement plus propice à la pratique et à la fourniture de l’éducation des adultes.
Il ne fait aucun doute que les initiatives destinées à restructurer l’éducation n’ont de sens que si elles sont appuyées et articulées au niveau politique. La conception du projet a pris en compte la nécessité de l’action politique en créant un cadre politique et légal pour l’éducation des adultes. Le politique facilite la planification stratégique qui, de son côté, rend l’identification et la mobilisation des ressources plus aisées.
La réforme institutionnelle était nécessaire pour mettre en place une structure appropriée encline à se former aux idées et aux pratiques novatrices que le projet visait à générer.
Cette nécessité a reconnu le fait que la structure et l’infrastructure de la fonction publique dans laquelle se situait le projet et dont le Département de l’éducation des adultes est partie intégrante, sont régies par des règlements, des arrêtés et des procédures qui ont survécu aux temps. Le mode d’action et la culture de la fonction publique doivent être reconnus, respectés et utilisés d’une manière créative. Mais elle nécessite aussi un rajeunissement et une revitalisation. Les membres de l’équipe de projet ont donc dû se soumettre à un désapprentissage et à un réapprentissage, défis intimidants avec lesquels ils ont dû se colleter.
Les processus d’identification et de satisfaction des besoins en matière de renforcement des capacités dans des volets comme le développement d’un programme de post-alphabétisation basé sur les compétences, la formation d’enseignants dans le domaine de l’éducation des adultes par des processus de développement intégré participatif (PID), mis en réseau avec des organisations non gouvernementales et à base communautaire, la planification participative et la gestion du projet par l’approche du cadre logique ont été utilisés pour renforcer les expériences d’apprentissage.
La formulation d’une politique d’éducation non formelle (ENF) est un autre champ qui a requis une bonne dose d’énergie créative de la part du projet. En collaboration avec le ministère de l’Éducation, des Sciences et de la Technologie (MOEST), une agence canadienne (CIDA – PSU), l’UNICEF, des organisations non gouvernementales et à base communautaire, le Département de l’éducation des adultes a joué un rôle significatif dans l’énonciation des lignes directrices politiques de l’ENF. Un Forum ENF en mars et un symposium en avril 2000 ont débattu de la nécessité d’un cadre politique et légal pour l’ENF.7 On s’attend à ce qu’une politique de l’ENF soit bientôt mise en place.
Le second objectif du projet est de renforcer la coordination et la coopération des organisations qui mettent en œuvre les programmes de post-alphabétisation. À cette fin, le projet a institué un comité d’organisation national (NSC) qui guide le projet. C’est un comité intersectoriel qui rassemble les organisations gouvernementales et non gouvernementales:
La coordination se fait sur une base large pour répondre au principe du partenariat qui a également caractérisé les opérations du projet sur le terrain. Les ONG et les OBC ont joué un rôle actif dans la conception et le développement du programme et du matériel de post-alphabétisation. Le matériel d’apprentissage produit par Inades Formation par exemple a été adapté et réimprimé pour pouvoir être utilisé par des apprenants de post-alphabétisation. La stratégie d’adaptation n’a pas seulement réduit les coûts, mais permis aussi l’utilisation des ressources d’apprentissage disponibles dans d’autres organisations. Dans les mois à venir, le projet a l’intention d’acheter du matériel d’apprentissage produit sur une base commerciale et qu’on estime approprié aux apprenants, en se basant sur leurs propres évaluations.
L’intégration de supports imprimés et électroniques dans la mise en œuvre du projet s’est avérée un bon exercice de formation des médias à l’éducation des adultes et a servi à améliorer la qualité de leurs reportages sur les questions liées à l’éducation des adultes. Les membres de la presse sont maintenant sensibilisés aux questions de l’éducation des adultes en général et aux objectifs et processus du projet de post-alphabétisation en particulier. Des articles8ýconsacrés à l’éducation non formelle et au KPLP, parus récemment dans les principaux quotidiens, mettent en évidence à quel point la presse est informée et que ses analyses sont approfondies. On peut affirmer que la presse kenyane est devenue un véritable partenaire dans le domaine de l’éducation pour tous.
Un autre mode de coopération est l’utilisation des services d’autres projets appuyés par la GTZ dans des domaines d’opérations communs. Le programme de développement du district de Kilifi (KDDP) pilote la formation des éducateurs d’adultes au moyen de l’approche du développement intégré participatif (PID). Par exemple, la formation des éducateurs d’adultes au PID complète la formation des enseignants dans les champs technique et didactique. Le projet forme actuellement 1.400 éducateurs d’adultes dans les quinze districts opérationnels.
La formation au développement intégré participatif utilise les outils et techniques du diagnostic rural participatif, sachant que les éducateurs d’adultes doivent faire office d’animateurs communautaires. La nécessité pour les éducateurs d’adultes de favoriser le développement communautaire se fait sentir désormais plus que jamais, étant donné la nature plurisectorielle et intégrée du développement.
Le troisième objectif du projet concerne les besoins dans le domaine du renforcement des capacités des apprenants, des membres de l’équipe de mise en œuvre du projet et des partenaires. La formation au développement de matériels, la formation des éducateurs d’adultes ainsi que la formation dans les secteurs du suivi et de l’évaluation (en tant que partie de la formation à la gestion du cycle de projets), la gestion des centres de ressources de l’apprentissage communautaire (CLRC) et le développement de matériels produits par les apprenants, sont tous des éléments majeurs pour renforcer les capacités. Le principe qui sous-tend le renforcement des capacités est que chacun est une ressource d’apprentissage. Cela signifie que le processus d’apprentissage doit reconnaître et utiliser la diversité des ressources et expériences d’apprentissage.
Le projet est en train de se lancer dans la récupération du savoir indigène dans le cadre d’une stratégie visant à permettre aux apprenants de concevoir et d’élaborer leur propre matériel. Sur le thème «Raconter un livre», les apprenants s’attachent à faire le relevé du savoir indigène dans toute une série de champs thématiques. Le processus de narration d’un livre veut mettre en évidence la richesse du savoir indigène et de la culture traditionnelle y compris les traditions populaires orales. Les aperçus consacrés aux peuples autochtones compléteront le répertoire des ressources d’apprentissage que le projet génère pour un usage futur.
Le quatrième objectif du projet est le développement, la production et la distribution de matériels de post-alphabétisation. Cet objectif fournit l’espace nécessaire à l’intégration intense des apprenants. Ils sont associés à la discussion des concepts et au fonctionnement des centres de ressource de l’apprentissage communautaire (CLRC) ainsi qu’au Learning and Earning [Apprendre et gagner sa vie]. Ils prennent également part à la conception, à la planification et à la mise en œuvre de projets par l’approche intégrée participative dans le district de Kilifi.
Talk a Book [Raconter un livre] est la dernière de la série des stratégies destinées à intégrer les apprenants et à leur donner la possibilité d’intégrer les autres dans les processus de génération du savoir et de la construction du sens. C’est un processus d’échange entre apprenants qui vise à harmoniser les diverses expériences que leur implication dans le projet a généré et continue de générer.
Le projet a démontré avec efficacité le besoin de repenser la conception et la mise en œuvre des efforts en matière d’éducation des adultes. Jusqu’ici, la plupart des projets et des programmes d’éducation des adultes tendaient à ignorer les contextes de changement et les besoins des bénéficiaires. Ils étaient également ambigus sur les besoins de réflexion en matière d’action.
Ces anciens modèles, qui mettent l’accent sur la transmission du savoir en occultant le contexte opérationnel et ne prennent pas en compte les besoins des apprenants, ne sont pas seulement restés prédominants; ils se sont également insurgés contre l’adoption des processus de mise en œuvre novateurs et créatifs.
Le KPLP est une leçon sur la manière de réaliser l’équilibre difficile entre les changements qui se sont déjà produits et sont en cours, mais aussi entre les acquis et besoins des apprenants d’un côté et les paramètres habituels d’un projet - tels que ses objectifs, ses ressources et son envergure - de l’autre.
Le KPLP est un paquet de mesures destinées à changer la situation de leurs bénéficiaires. L’action qui consiste à faire induire les changements désirés par leurs bénéficiaires est le principe clé qui sous-tend leur processus d’implémentation.
Nous avons discuté des quatre objectifs du projet et montré leur corrélation. Les réalisations du projet se mesureront aux bénéfices qu’en retireront les apprenants et à l’extension qu’ils auront pris à l’expiration du projet. D’ores et déjà, le Département de l’éducation des adultes discute de la nécessité d’étendre son échelle et de mettre en place les modalités d’un programme national de post-alphabétisation.
1 Republic of Kenya, Office of the President, National Poverty Eradication Plan 1999 – 2015, Nairobi, 1999. (République du Kenya, Bureau de la présidence, Plan national d’éradication de la pauvreté 1999-2015)
2 Republic of Kenya, Master Plan on Education and Training 1997 – 2010, Nairobi, 1998
(République du Kenya, Plan directeur sur l’éducation et la formation 1997-2010, Nairobi 1998)
3 Il avait été décidé officiellement dès l’abord que le rappport de la Commission Koech serait débattu publiquement dés qu’il serait soumis. Ce rapport émet des recommandations d’une portée considérable pour une réforme du système éducatif kenyan.
4 Deux réunions phares sur l’éducation non formelle se sont tenues à Maralal, dans le district de Samburu en mars et à Mombasa en avril 2000. Le groupe de travail régional sur l’ENF a été inauguré pendant le symposium de Mombasa qui a aussi adopté un grand nombre de recommandations qui doivent contribuer à la qualité de l’ENF.
5 Republic of Kenya, National Poverty Eradication Plan (Revised draft) Department of Development Coordination, Office of the President August, 1998. (République du Kenya, Plan national d’éradication de la pauvreté [version révisée], Département du développement, Bureau de la Présidence.)
6 Department of Adult Education, Report of structural analysis of the Board of Adult Education and the Department of Adult Education, 1996. (Département de l’éducation des adultes, Rapport sur l’analyse structurelle du Bureau de l’éducation des adultes et du Département de l’éducation des adultes, 1996)
7 Nzomo, J. et al. Report of the Stakeholders’ Forum on Non-Formal Education, Nairobi 2000.
(Nzomo, J. et al. Rapport du Forum des parties prenantes sur l’éducation non formelle, Nairobi 2000)
8 Kenya Post-Literacy Project, What the Papers Say, a compilation of press reports and feature articles on adult education/Kenya Post-Literacy Project. (Projet de post-alphabétisation du Kenya. Ce que les journaux racontent, une compilation de coupures de presse et d’articles de fond sur l’éducation des adultes/ le projet de post-alphabétisation du Kenya)
9 Liste de matériels de post-alphabétisation produits et distribués par les apprenants.
Dix des titres ci-dessus ont été développés avec le soutien technique de la Fondation allemande pour le développement international (DSE). Nous lui exprimons ici notre gratitude.