Freire a toujours pris parti pour les désavantagés et son œuvre conduit inévitablement à se demander de quel côté on est soi-même. Peter Mayo résume les principes de base de l’héritage que Freire nous a légué.
Le 2 mai a marqué le dixième anniversaire de l’un des plus grands pédagogues du 20e siècle, le Brésilien Paulo Reglus Neves Freire (1921-1997). Freire est devenu une icône pour les éducateurs et les travailleurs culturels épris de justice sociale et rêvant d’un monde différent, tel qu’il devrait et peut le devenir.
Né à Recife dans le Pernambouc, État de la région pauvre du Nordeste, au Brésil, Paulo Freire consacre la plus grande partie de sa vie à combattre les injustices sociales dans le monde, mais aussi à éduquer/apprendre avec les opprimés qu’il rencontre dans les divers milieux où il est actif. Ses efforts pour concevoir ce que le Brésil des années soixante considère comme une approche «subversive» de l’alphabétisation lui valent un séjour en prison et plusieurs années d’exil. Il fait un court séjour en Bolivie puis au Chili, où il travaille pour un programme éducatif dans le cadre de la réforme agraire, et enfin aux États-Unis où son œuvre principale inédite, Pédagogie des opprimés, est publiée dans sa traduction anglaise. Il se rend par la suite à Genève où il travaille pour le Conseil mondial des Églises. Les gouvernements révolutionnaires – notamment la Guinée Bissau – font appel à lui pour les aider à développer et évaluer des projets éducatifs. Il met également à profit ses seize années d’exil pour travailler avec différents groupes en Europe et s’engage, suite à l’abertura et à son retour d’exil au Brésil, comme secrétaire de l’éducation à la mairie de São Paulo. C’est aussi un écrivain très prolifique, et nombre de ses livres sont traduits en anglais et dans d’autres langues. Ses livres ont continué à être publiés au cours des dix dernières années, y compris la très récente traduction anglaise de Pédagogie de l’indignation et pedagogia da tolerancia. Son œuvre la plus célèbre, pédagogie des opprimés, est considérée comme emblématique, car elle reflète les pensées de l’auteur dans les différents domaines où il s’est engagé. Freire y livre des théories et des visions qui s’inspirent de sources diverses. L’élément clé de son œuvre est l’importance de l’aspect politique de l’éducation: l’éducation EST politique. Refusant l’idée d’une éducation neutre, Freire affirme que soit elle «domesti-que», soit elle «libère».
Une éducation libératrice est une éducation qui motive les apprenants à s’engager dans une relation dialectique avec le savoir et la société.
L’enseignement à sens unique et du haut vers le bas, c’est-à-dire de l’enseignant vers l’apprenant, est souvent symptomatique d’un processus de communication normatif plus général et caractéristique de l’éducation domesticante, ou «bancaire». Freire préconise une approche dialogique authentique du savoir et donne une définition complexe du dialogue. Bien que n’étant pas sur un pied d’égalité, l’enseignant et l’apprenant apprennent réciproquement l’un de l’autre, du fait qu’ils font une enquête dialectique commune sur l’objet de la connaissance. Le concept fondamental de ce processus est la praxis, terme clé du travail de Freire, issu des Grecs anciens, y compris d’Aristote. Ce concept occupe une place centrale dans la philosophie pédagogique de Freire et implique un processus dans lequel apprenants et éducateurs prennent un recul critique par rapport à leur environnement familier, pour le percevoir sous un angle à la fois différent et critique. Ils sont encouragés à «revivre l’ordinaire de manière extraordinaire», comme l’a dit une fois le pédagogue et critique Ira Shor. La communauté où doit avoir lieu l’apprentissage fait l’objet d’une recherche préalable par une équipe d’enseignants et de participants au projet (y compris les apprenants). Les recherches incluent des réunions informelles avec les membres de la communauté, l’observation détaillée de leurs modèles de langage, des informations sur les préoccupations des membres de la communautés etc. L’image globale, l’information et les connaissances qui résultent de ces recherches sont codifiées dans le matériel didactique. Le matériel didactique à son tour, doit permettre aux apprenants d’une même communauté de prendre un recul critique par rapport à elle, de façon à pouvoir dévoiler collectivement et avec l’aide du pédagogue, qui tire lui aussi des enseignements de l’image globale et des interactions dialogiques avec le groupe, les contradictions qui soustendent la société en question.
Freire met l’accent sur le dialogue et la pédagogie interrogative.
La connaissance est problématisée. Les choses sont remises en question, suivant une approche qui énonce les problèmes plutôt qu’elle ne les résout. L’objet de la connaissance est soumis à une enquête commune. Par conséquent, la connaissance n’est pas une chose que possède l’enseignant et qu’il transfère à l’apprenant, mais plutôt que l’enseignant et l’apprenant recherchent et explorent ensemble. La connaissance est donc plutôt considérée comme dynamique, et non comme statique. L’approche de l’apprentissage est directive, dans la mesure où l’apprentissage est conçu comme un acte politique. Les rôles de l’enseignant et de l’apprenant sont pratiquement interchangeables puisqu’ils apprennent mutuellement l’un de l’ autres, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient sur un pied d’égalité. L’enseignant doit avoir une certaine autorité (qui lui est accordée par l’apprenant en raison de sa compétence pédagogique), qui ne doit en aucun cas dégénérer en autoritarisme de peur de détruire le véritable dialogue. Ce n’est qu’en dialoguant que le groupe apprend collectivement à identifier les contradictions qui sous-tendent la réalité visée. Les éducateurs d’adultes sont encouragés à faire preuve de tact lorsqu’ils encouragent les relations dialogiques; à certains moments, il est même bon de mêler au dialogue un peu d’enseignement, d’autant que les gens qui ont des années d’éducation bancaire derrière eux ne dialoguent pas facilement. Le point de départ de l’enquête commune est la réalité existentielle de l’apprenant, mais ce n’est pas pour autant le but premier du processus d’apprentissage, car on risquerait d’être accusé de populisme ou de basismo. les éducateurs doivent avoir suffisamment d’humilité pour réapprendre, au travers de leurs interactions dialogiques avec les apprenants, ce qu’ils pensent savoir déjà. D’ailleurs, à en croire le frère dominicain Frei Betto (Carlos Alberto Libanio Christo), Freire était humble luimême:
«Pendant longtemps, j’ai été très ami avec Paulo Freire et me suis considéré comme son disciple. Pendant plus de 20 ans, j’ai travaillé dans le domaine de l’éducation populaire en m’inspirant de sa méthode et nous avons écrit un livre ensemble, avec la participation du journaliste Ricardo Kotscho. Ce qui m’a le plus impressionné chez Paulo Freire, c’est que depuis son expérience avec les travailleurs dans l’État de Pernambouc, il se faisait éduquer par eux avant de se considérer comme leur éducateur… C’était un homme simple, un intellectuel sans prétention qui ne mettait jamais en valeur son érudition et ne privilégiait jamais quelqu’un par rapport aux autres. Je me souviens qu’il m’a raconté comment il était entré dans un magasin de cravates en Suisse et que personne n’était venu le servir. Après un moment il s’est plaint, et l’employée lui a répondu que personne ne s’occupait de lui parce qu’il n’avait pas assez d’argent pour acheter une seule de ces cravates. Il a raconté ça comme une histoire drôle, en riant, pour montrer les préjugés des Européens envers les latino-Américains.»
(Betto, 1999, p. 44)
Freire considérait les éducateurs et les apprenants comme des «êtres humains intégraux» (Darder, 2002, p. 94) engagés dans un processus éducatif basé sur l’amour (ibid, p. 91). L’amour caractérise la relation humanisante entre l’enseignant et l’enseigné (enseignant-enseigné et enseigné-enseignant, pour reprendre les termes de Freire). L’amour incite l’éducateur à enseigner et à travailler au démantèlement des structures déshumanisantes. Freire aurait dit quelques jours avant sa mort:
«Jamais je n’ai pu concevoir l’éducation sans amour; je pense que je suis éducateur, avant tout parce que je ressens de l’amour…»
(dans mclaren, 2002)
Tout le processus pédagogique pratiqué et articulé par Freire est basé sur sa confiance en l’être humain, et sa capacité de créer «un monde dans lequel il sera plus facile d’aimer» (Freire, 1970a, 1993, p. 40; voir aussi Allman et. al, 1998, p. 9). Le concept freirien de l’amour a une forte orientation chrétienne et révolutionnaire. L’influence révolutionnaire vient d’ernesto che guevara qui, selon freire, «n’hésitait pas à reconnaître la capacité d’amour comme une condition sine qua non du véritable révolutionnaire».
(Freire, 1970b, p. 45)
Freire a eu un impact considérable sur nombre d’éducateurs, y compris ceux engagés dans les mouvements sociaux progressistes en faveur de la justice sociale. Les raisons sont nombreuses. Généralement, les mouvements sont conquis par la philosophie et l’approche pédagogique de Freire dans la mesure où elles privilégient l’engagement partial («de quel côté sommes-nous?»), la pratique, la dimension collective de l’apprentissage et de la libération, la capacité d’être à la fois à l’intérieur du système sur le plan tactique, mais à l’extérieur sur le plan stratégique, le refus du cynisme avec la conviction qu’un autre monde est possible (saine utopie), la recherche constante d’une plus grande cohérence et le besoin, pour l’être humain, de développer et de ne jamais cesser de se comporter de manière critique. L’influence de Freire est particulièrement tangible au sein du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST, mouvement brésilien des paysans sans terres).
L’œuvre de Freire fait à la fois appel à la raison et à l’émotion. C’est l’un de ses aspects les plus caractéristiques. Comme je l’ai écrit autre part (Mayo, 2004), Freire m’a beaucoup appris et encouragé à plusieurs égards. C’est grâce à lui que j’ai été sensibilisé à la politique de la connaissance et que j’ai commencé à méditer sur une question très épineuse: de quel côté suis-je lorsque j’enseigne et agis? C’est aussi grâce à lui que j’ai pu apprécier les avantages et les aspects éthiques de l’éducation dialogique, et réaliser que cette méthode d’apprentissage, une fois de plus basée sur l’engagement dialectique avec le monde matériel, implique le recours à une pédagogie directive, et non de laissez-faire. Pour quelqu’un comme moi, qui a grandi et vit toujours dans un pays qui a un long passé colonial direct, la rencontre avec un personnage aussi anticolonialiste que Freire a été décisive. La lecture de cet auteur «du sud» et d’autres écrivains du «monde majoritaire» m’a permis d’apprendre une quantité de choses sur les dimensions sociales de la connaissance. J’ai petit à petit ressenti le besoin de décoloniser mon esprit en lisant, en réfléchissant et en agissant hors d’un cadre essentiellement eurocentré. Issu d’un pays à prédominance catholique, j’ai trouvé dans les œuvres de Freire sur l’Église «prophétique» fondée sur la théologie de la libération, des idées qui m’ont permis de concevoir l’Église comme un lieu de lutte. Par la suite, j’ai redéveloppé ces idées dans mon exposé sur la distinction de Cornell West entre l’Église prophétique et l’Église constantinienne, cette dernière étant au centre de l’Empire. Ces aspects de l’œuvre freirienne, mais aussi beaucoup d’autres, se répercutent dans mon expérience et, comme je l’espère, dans celle de nombreux mes lecteurs.
Allman, P, avec Mayo, P., Cavanagh, C., Lean Heng, C et Haddad, S. (1998), Introduction. “…the creation of a world in which it will be easier to love” Convergence, XX1 (1 & 2) pp. 9-16.
Betto, f. (1999), ‘Liberation Theology “No longer a ghetto in the Church,” (interview de Frei Betto à São Paulo par Carmel Borg et Peter Mayo) in the sunday times (Malta), 17/10/99, 44-45.
Darder, A. (2002), reinventing paulo freire. a pedagogy of love, Boulder Colorado: Westview Press. Freire, P. (1970a, 1993), Pedagogy of the Oppressed (30th Anniversary Edition), New York: Continuum. Freire, P. (1970b) Cultural Action for Freedom, massachusetts: harvard university press.
Mclaren, p. (2002), afterword. a legacy of hope and struggle. In A. Darder, reinventing paulo freire. a pedagogy of love, (pp. 245-253), Boulder Colorado: Westview Press.
Mayo, p. (2004), Liberating Praxis. Paulo Freire’s Legacy for Radical Education and Politics, Westport, co: praeger.