Najwa Adra

Dans le contexte du développement, on néglige souvent l’importance de l’éducation patrimoniale. Cet article présente un projet d’alphabétisation dans lequel une tradition orale vivante a aidé des adultes à se former à la lecture et à l’écriture. Le projet d’alphabétisation par la poésie (Literacy through Poetry) qui fut mené au Yémen en 2002-2003 permit à des femmes d’apprendre à lire et à écrire au moyen de leurs propres histoires, de poèmes et de proverbes. Najwa Adra, anthropologue culturelle et spécialiste de l’alphabétisation, travaille depuis 1978 au Yémen. Elle a initié et coordonné le projet pilote d’alphabétisation par la poésie. L’article est une contribution suite à l’article de Henrik Zipsane dans le numéro 68 de note revue.  

Éducation patrimoniale et alphabétisation par la poésie1

Je viens juste de terminer la lecture du captivant article d’Henrik Zipsane sur l’éducation patrimoniale, paru dans le numéro 68 de cette revue (Zipsane 2007). L’auteur y présente différents programmes extrêmement efficaces d’apprentissage tout au long de la vie, proposés en Suède, au musée en plein air de Jamtli. Il avance que l’héritage de chaque individu est bâti sur de «nombreuses histoires qui coexistent» et qu’il est nécessaire d’offrir des moyens divers de s’éduquer. Il propose d’apprendre «par l’intermédiaire du patrimoine culturel» au lieu d’apprendre uniquement ce qu’est cet héritage. Loin de la Suède, tant géographiquement que culturellement, j’ai moi-même découvert que le patrimoine, n’était pas seulement un artefact intéressant du passé, mais qu’il pouvait être un outil éducatif efficace «dans le présent».

Le projet

En 2002-2003, j’ai mené un projet d’alphabétisation pour adultes au Yémen, à la pointe sud-ouest de la péninsule arabe. Les apprenantes y créaient leurs propres textes à partir de leurs histoires, de poèmes et de proverbes rimés (Adra 2004). 2 Les cours commençaient par une discussion sur une photo figurant une scène familière aux apprenantes ou sur un sujet de leur choix. Elles étaient encouragées à entremêler la discussion de poèmes et de proverbes comme c’est chez elles la coutume lorsque l’on aborde des thèmes importants. Avec l’aide de l’enseignante, la classe élaborait ensuite une nouvelle basée sur la discussion qui venait de se dérouler. Cette histoire, écrite sur une grande feuille de papier collée au mur, à côté de poèmes et proverbes amenés par la discussion, devint le texte dont les apprenantes se servirent pour reconnaître et lire des phrases, des mots et des lettres de l’alphabet. De façon à renforcer ce processus de reconnaissance, les textes étaient souvent axés sur des lettres, mots ou syllabes particuliers.

Étant donné que chaque classe élaborait ses propres textes, les cours étaient de nature très divers. Les textes furent d’abord rédigés dans le dialecte parlé par la population locale. Une fois que les apprenantes eurent acquis une certaine pratique de la reconnaissance des mots et des lettres, des bases de l’arabe écrit leur furent enseignées (ces connaissances leurs sont nécessaires, car la majeure partie des publications et des messages dans les médias est formulée en arabe littéraire). Tous les textes furent tapés à la machine, photocopiés et rendus aux apprenantes pour leur permettre de lire leurs histoires et poèmes non seulement sous forme imprimée, mais aussi manuscrite. Les textes tapés à la machine de toutes les classes furent rassemblés et reliés sous forme de livre. Toutes les apprenantes ayant suivi le cours jusqu’au bout reçurent un exemplaire de cet ouvrage à la rédaction duquel elles avaient contribué.

Pourquoi les apprenantes avaient-elles été encouragées à ajouter des poèmes aux discussions et histoires? Comme dans bon nombre de pays arabophones, dans les zones rurales du Yémen, la vaste majorité des personnes âgées de plus de trente-cinq ans est en mesure de composer ou d’improviser de courts poèmes de deux à quatre vers qu’elles chantent pendant le travail dans les champs, à la maison, sur des chantiers ou en exécutant diverses autres tâches .3 Ces poèmes expriment les profonds sentiments qu’elles ont au sujet de leur situation familiale, mais aussi en ce qui concerne des questions locales et internationales. La conversation est souvent entremêlée de courts poèmes et de proverbes visant à faire remarquer quelque chose, et les concours de poèmes font partie intégrante du patrimoine yéménite. La poésie est régulièrement utilisée dans la conciliation de litiges dans le but de convaincre les parties adverses de faire des compromis (Caton 1990).

Les traditions orales des femmes se sont trouvées menacées par les mutations socio-économiques, les nouveaux médias comme la télévision (Adra 1996) et des exégèses conservatives de l’Islam, importées dans le pays et dénonçant ces traditions comme contraires à cette religion. Alors que certains genres de poésie masculine ont été mis en valeur par l’utilisation des cassettes audio (Caton 1990, Miller 2007), on n’entend plus que rarement des poèmes chantés par des femmes.

Le projet d’alphabétisation par la poésie, financé par la Banque mondiale et le Fonds social pour le développement (SFD) à Sanaa, était conçu pour répondre à deux préoccupations: le pourcentage très élevé d’analphabétisme chez les femmes des campagnes au Yémen (78,2 %) 4 et le fait qu’au cours des trente dernières années, la population féminine a progressivement perdu la possibilité de s’exprimer. Intégrer la poésie locale dans les cours d’alphabétisation attirerait-il les apprenantes des campagnes et maintiendrait-il leur intérêt pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, et/ou cette approche participative améliorerait-elle l’efficacité de l’enseignement et de l’apprentissage? Le projet pilote avait pour objectif de fournir des réponses à ces deux questions. Nous espérions aussi que reconnaître et soutenir la poésie féminine, forme traditionnelle d’expression publique des femmes, les autonomiserait et encouragerait les plus jeunes à renouer avec les traditions poétiques de leurs mères et à les perpétuer.

Ce projet repose fondamentalement sur ma conviction, que partagent ses bailleurs de fonds et les personnes chargées de sa mise en œuvre, selon laquelle dans l’environnement mondialisé d’aujourd’hui, apprendre à lire et à écrire est en soi autonomisant, tant pour les femmes que pour les hommes, et fondamental pour le développement. Des études sur l’alphabétisation ont fréquemment contesté cette position, souvent pour de bonnes raisons, et je n’aurais d’ailleurs pas moi-même plaidé pour elle il y a trente ans. Sans aucun doute, les analphabètes sont aussi intelligents et ont une faculté d’expression aussi bonne que les gens qui savent lire et écrire. Toutefois, dans le Yémen rural d’aujourd’hui, l’incapacité de lire restreint sérieusement l’indépendance et l’autonomie chère aux Yéménites.

Savoir lire est nécessaire même pour remplir des tâches aussi élémentaires que prendre des médicaments sans risque, répandre des pesticides en toute sécurité, utiliser un téléphone mobile, se déplacer dans un environnement urbain, lire les lettres de parents émigrés et même comprendre les messages de vulgarisation diffusés dans les médias. Quand j’ai demandé à des femmes pourquoi elles voulaient apprendre à lire et à écrire, elles m’ont souvent répondu en citant un proverbe arabe: «L’éducation est l’arme de la femme» (Al-‘ilm sila-h. al-mar’a). En outre, dans ce pieux pays, les femmes et les hommes disent qu’apprendre à lire le Coran a pour eux une grande priorité.5

Le projet pilote avait été conçu pour attirer des femmes (et des hommes) yéménites à des cours d’alphabétisation et pour introduire une pédagogie moderne dans les programmes d’alphabétisation des adultes au Yémen. Les cours d’alphabétisation actuellement proposés par le ministère de l’Éducation condensent en deux ans les six années du programme de scolarité primaire. Ce programme a recours à des textes largement illustrés et uniquement à l’apprentissage par cœur. Il attire principalement des jeunes ayant interrompu leur scolarité de bonne heure et souhaitant terminer le primaire. Toutefois, même parmi eux les taux d’abandon, estimés à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pour cent, sont extrêmement élevés et, même au terme de cette formation de deux ans, les apprenants ont du mal à lire des textes qui ne leur sont pas familiers.

Les adultes plus âgés trouvent de leur côté les manuels et les examens décourageants, et ne ressentent pas la nécessité d’apprendre tous les sujets enseignés à l’école. Quand on les questionne, ils répondent généralement qu’ils veulent tout simplement apprendre à lire, à écrire et à faire du calcul. Le projet pilote était conçu pour eux, des adultes plus âgés, ne souhaitant pas suivre une scolarité élémentaire complète. Il apparut que nombre des apprenantes ayant participé pendant neuf mois au projet pilote s’inscrivirent ensuite à des cours d’alphabétisation du gouvernement, ce qui indique que le projet contribue à l’apprentissage tout au long de la vie.

L’alphabétisation par la poésie adopta dès sa création une approche participative. Pour répondre aux besoins exprimés par les femmes, il ne fut pas conçu pour fournir une éducation (formelle) de base. Au lieu de cela, ses modestes objectifs comprenaient, entre autres, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. On attendait de celles qui étaient allées jusqu’au bout du programme qu’elles soient capables de lire de nouveaux textes et d’écrire de courts paragraphes sur un sujet intéressant.

Le programme avait été élaboré par Maritza Arrastea et Fatiha Makloufi.6 Il conciliait une démarche freirienne d’apprentissage par le dialogue et un contenu des cours puisant dans la culture locale avec une approche de littérature communautaire dans le développement des histoires des apprenantes.7 L’enseignement de la lecture commença d’abord par la reconnaissance de phrases et de mots, avant de se polariser sur la reconnaissance de syllabes et de lettres.

La nouveauté de cette méthode reposait sur le fait qu’elle se concentrait sur la poésie et le patrimoine oral des apprenantes.

Avant de présenter les détails du projet pilote, je souhaiterais présenter un texte élaboré par l’une des classes. Il aborde les conflits découlant des exigences du travail agricole et de l’éducation, ainsi que du mépris général pour l’éducation des filles (les parties en prose sont directement traduites – de l’anglais –, tandis que les passages poétiques sont d’abord reproduits en arabe, puis traduits – toujours de l’anglais – en français.

L’histoire: Muhsin s’en alla aux champs tôt le matin. Il s’y rendit avec Hamud et sa fille Rahma pour faire les semences. Lorsque son épouse leur apporta le petit-déjeuner, elle dit: «Ya ma’in» (Oh, que tu es dur à l’ouvrage – ce qui est une salutation courante et un commentaire appréciateur que l’on adresse en rencontrant une personne en train de travailler).

Il répondit poétiquement, employant une variante de «ma’in», le mot qu’elle-même avait prononcé: «Allah ay’in aljami» (Puisse Dieu venir en aide à chacun).

Sa femme s’exclama: «Honte à toi de retirer ta fille de l’école pour qu’elle t’aide aux champs!»

Il récita alors un vers populaire traditionnel:

Ma rayt mithl al-zira’a
Ma rayt ana mithliha shay’
Al-waqt kullihu matalim
Ghayr al-madhari laha awqat

ce qui veut dire:
Je n’ai jamais rien vu de tel que l’agriculture
Je n’ai jamais vu chose semblable à elle.

C’est toujours l’époque pour planter quelque chose Sauf les plantes qu’il faut planter à des époques particulières.

(En d’autres termes, il y a toujours du travail.)

La réponse poétique de l’épouse fut formulée sur un ton sarcastique par une apprenante:

Hadhihi al-sana biyidrisayn ‘ajaiz
Wayn al-mudir yidi lahin jawa’iz?

ce qui signifie: Cette année, les vieilles femmes étudient. Où est le directeur (c’est-à-dire le principal de l’école) qui devrait leur décerner les diplômes?

(En d’autres termes, pourquoi les hommes qui en ont l’autorité ne leur offrent-ils pas le soutien dont elles ont besoin?)

Dans cet exemple, l’histoire reflète les problèmes que rencontrent souvent les apprenantes dans les zones rurales. La poésie et l’humour expriment à la fois les raisons pour lesquelles le mari a retiré sa fille de l’école et la réplique fâchée et intelligente de son épouse.

Bénéficiaires et partenaires

La phase 1 du projet fut menée dans quatre villages du gouvernorat de Sanaa et dans un centre d’alphabétisation à Sanaa où l’on s’occupe des personnes ayant récemment quitté les campagnes pour aller s’installer à Sanaa. La région avait été choisie conformément à la préférence exprimée par le personnel du ministère de l’Éducation. Les villages sélectionnés étaient tous situés à une heure de route de Sanaa. Les populations, 645 habitants pour le plus petit à 1122 pour le plus grand, se composaient de familles d’agriculteurs dont la majorité des membres participaient activement aux activités de culture commerciale et vivrière, et de garde des troupeaux. Bien que le pourcentage des hommes s’expatriant ne soit pas aussi élevé que dans certaines régions du Yémen, les grandes maisons en pierre que l’on peut voir dans les quatre villages témoignent d’une certaine richesse provenant de l’afflux de capitaux envoyés par les expatriés. Le plus grand de ces villages où se tient un marché prospère est également bordé par une grande route. Une grande partie de sa population exerce des métiers autrefois mal considérés comme celui de musicien ou de boucher.

Chaque village a son école primaire où sont inscrits les garçons et quelques filles. Le plus petit est fier de posséder une nouvelle école primaire de filles que la Banque mondiale a financée. Les garçons poursuivent plus tard leurs études secondaires dans des écoles régionales. Les filles souhaitant elles aussi achever leur scolarité secondaire doivent quant à elles partir s’installer pendant l’année scolaire chez des parents résidant à Sanaa ou apprendre à la maison en se rendant uniquement à l’école pour y passer des examens. Dans deux des villages, des cours d’alphabétisation financés par le gouvernement sont proposés aux femmes. Les inscrites sont majoritairement de jeunes filles que leurs parents n’ont pas autorisées à terminer leur scolarité primaire.

Dans trois des villages, des directeurs d’école ou d’éducation comptaient parmi les partenaires du projet pilote. Dans le quatrième, les dirigeants du village en faisaient partie et dans la classe en ville, le projet était directement associé au ministère de l’Éducation. À Sanaa, le cours du projet pilote était organisé dans un centre d’alphabétisation des femmes récemment ouvert et qui comptait plusieurs autres classes d’alphabétisation. Les autres cours d’alphabétisation dispensés au centre suivaient le programme du gouvernement.

Au départ, chaque classe se composait de 20 à 32 apprenantes. Sur le total des inscrites, 98 furent soumises à une évaluation des connaissances au terme du cours, 81 % des participantes l’ayant suivi jusqu’au bout. L’âge des apprenantes se situait entre 15 et 70 ans, mais la majorité d’entre elles avaient entre 18 et 30 ans. Seul le cours organisé en ville acceptait exclusivement des participantes n’ayant jamais été alphabétisées auparavant. Quelque 25 % des apprenantes dans les cours organisés dans les villages avaient toutefois déjà été scolarisées pendant un certain temps, une durée qui variait de quelques semaines à un an.

L’année suivante, le Fonds social pour le développement (SFD) ajouta quatre cours au projet en ville (phase 2). Deux d’entre eux étaient dispensés dans des centres d’alphabétisation de Sanaa et les deux autres dans la ville de Manakha. Le choix de l’endroit où devaient se dérouler les cours de la phase 2 avait été déterminé par l’existence de projets du SFD dans les mêmes centres. Durant cette phase, seules des apprenantes sans expérience scolaire préalable furent autorisées à s’inscrire. Sur un total de 79 inscriptions, 73 % des apprenantes allèrent jusqu’au bout du cours.

L’équipe enseignante et sa formation

Les enseignantes des classes dans les campagnes, qui avaient été choisies parmi la population, étaient titulaires de diplômes de fin d’études secondaires. La majorité d’entre elles avaient entre 20 et 30 ans, mais l’une d’elles en avait 19 et une autre 40.8Le cours organisé en ville durant la phase 1 était dirigé par la directrice à Sanaa de Illiteracy Eradication and Adult Education (Éradication de l’analphabétisme et éducation des adultes). Elle était la seule de l’équipe enseignante à détenir un diplôme universitaire et à avoir suivi une formation pédagogique formelle. Elle joua un rôle essentiel pour guider et conseiller les enseignantes, mais elle n’enseigna dans aucune des classes.

Durant la phase 1, les enseignantes participèrent pendant cinq jours à un atelier intensif de formation, puis à trois ateliers complémentaires d’une journée. Durant la phase 2, les enseignantes suivirent seulement une formation de quatre jours et participèrent à trois ateliers complémentaires.

Les obstacles

Bien que la méthode et ses objectifs eussent été examinés conjointement avec les dirigeants des villages et les futures apprenantes pour s’assurer de leur approbation avant le début des cours, deux sources manifestèrent au départ quelque résistance à la méthode: des habitants de deux des villages se montrèrent sceptiques quant à un «apprentissage réel» par la poésie et sans manuels.

Dans l’un des villages, de jeunes hommes firent un soir une descente dans la salle de classe où ils arrachèrent les textes et renversèrent les chaises. Le principal de l’école intervint avec d’autres dirigeants du village pour mettre un terme à ce comportement. Quelques-unes des plus jeunes apprenantes se plaignirent également au début de l’absence de manuels. Les enseignantes répondirent à cela en apportant des matériels écrits tels que des calendriers et des journaux.

Il y eut aussi une autre source inattendue de résistance: quelques jeunes apprenantes dans les campagnes prétendirent ne connaître ni poèmes ni proverbes. Cette objection venait de deux sources: la première se composait de jeunes filles considérant le patrimoine local comme fruste et désuet. Leurs modèles étaient urbains, et elles ne pensaient pas que la poésie orale pût avoir sa place dans une société moderne et cosmopolite. Des femmes issues de familles de musiciens professionnels feignirent aussi de ne rien savoir de la poésie. Elles ne voulaient pas être stigmatisées en tant que «musiciennes», un métier mal considéré.

Ces problèmes furent ingénieusement résolus: l’enseignante en ville invita des femmes des zones rurales à assister à ses cours. Quand elles arrivèrent, elles furent accueillies avec des vers traditionnels de bienvenue. Ainsi avaient-elles deux choix: répondre par la pareille ou prétendre ne pas savoir répondre, une attitude plutôt honteuse dans une société où l’on fait grand cas de la présentation orale. Les femmes choisirent de répondre par des vers encore plus créatifs que ceux de leurs hôtesses, améliorant ainsi leur position sociale et arrêtant par la même occasion de feindre ne rien connaître à la poésie orale. Pour ces apprenantes, le fait que des femmes de la ville avaient improvisé des poèmes avait débarrassé la poésie orale de ce côté «rural» et «mal considéré» qui la stigmatisait.

Évaluation et résultats

Le projet pilote fut évalué à différents niveaux. Conformément aux directives de surveillance et d’évaluation participatives, les méthodes d’enseignement furent constamment réajustées pour répondre aux commentaires des apprenantes, des enseignantes et des superviseurs. Les superviseurs se rendirent régulièrement dans les classes pour soutenir les enseignantes et tester le niveau de connaissances des apprenantes. Les enseignantes testaient le niveau de leurs apprenantes régulièrement tout simplement pendant les cours, mais aussi en leur faisant faire des contrôles officiels. Ces contrôles étaient parfois plus difficiles que ceux des cours financés par le gouvernement yéménite. Le niveau des apprenantes était évalué sur la base de ces contrôles. Bien que cela ne fût pas prévu au départ, les enseignantes et les superviseurs déclarèrent avoir besoin d’un moyen officiel de comparer le niveau de leurs classes avec celui d’autres classes d’alphabétisation. L’une des conséquences à cela: plusieurs des apprenantes plus âgées se refusèrent à assister aux cours quand les superviseurs s’y rendaient ou que les enseignantes avaient prévu un contrôle. Cette pratique faussa les statistiques quant au nombre d’apprenantes ayant participé au cours jusqu’au bout et au niveau des connaissances.9

Quant aux résultats du projet pilote, on note trois différences importantes concernant le niveau des acquis entre la phase 1 et la phase 2:

  • Durant la phase 1, quatre classes comprenaient des apprenantes qui avaient déjà été scolarisées dans le système formel pendant quelques semaines à un an. Elles représentaient 25 % du nombre total des apprenantes. Durant la phase 2, par contre, aucune apprenante n’était jamais allée à l’école.
  • Durant la phase 1, les cours furent étalés sur neuf mois, avec un total de 272 heures de contact. La phase 2 fut, elle, répartie sur six mois seulement (220 heures de contact).
  • Durant la phase 2, la formation des enseignantes fut plus courte (quatre jours) que pendant la phase 1 (cinq jours).

N’empêche, les résultats du projet dépassèrent les espérances. Au terme des phases 1 et 2, la plupart des apprenantes étaient capables de reconnaître les lettres de l’alphabet, de déchiffrer des mots et de faire des dictées formulées avec des mots couramment utilisés au bout de trois mois de cours. Au terme de la phase 1, soit après neuf mois de cours, 36 % des apprenantes testées étaient capables de lire et d’écrire couramment de nouveaux textes, 38 % étaient en mesure de lire et d’écrire lentement et 12 % savaient lire, mais ne savaient pas écrire de phrases nouvelles. En d’autres termes, 74 % des apprenantes avaient atteint les objectifs fixés pour le projet et 12 % d’entre elles arrivaient à déchiffrer des mots nouveaux.

Au bout des six mois de cours de la seconde phase, 62,5 % des apprenantes parvenaient à lire couramment des textes nouveaux. 35,5 % d’entre elles savaient aussi bien écrire et étaient en mesure de faire des dictées. 27,1 % des apprenantes étaient jugées comme ayant un «bon niveau». Elles étaient décrites comme sachant lire «rapidement et avec justesse», mais n’écrivant que lentement. 13,5 % obtinrent la mention «acceptable» du fait qu’elles lisaient et écrivaient lentement. Un groupe de référence composé d’apprenantes ayant passé deux ans dans un cours d’alphabétisation organisé par le gouvernement fut soumis au même examen. Parmi elles, seulement 25 % reconnaissaient bien les lettres de l’alphabet, 10 % étaient jugées comme ayant un «excellent» niveau quant à la composition de phrases et en dictée, et 20 % étaient capables de lire des textes qu’elles ne connaissaient pas. Dans le groupe de référence, 40 % des apprenantes étaient jugées comme ayant un niveau «faible» contre 10 % des apprenantes du projet pilote. En résumé, les apprenantes du projet pilote obtinrent de meilleures résultats à ces examens que le groupe de référence.

Des indicateurs d’autonomisation furent évalués par les enseignantes et par le biais d’entretiens et de discussions de groupe avec des apprenantes et des membres des villages où se déroula le projet pilote. Les enseignantes avaient apprécié d’avoir eu l’occasion d’apprendre de nouvelles méthodes d’enseignement et d’avoir pu les mettre en pratique. L’une d’elles s’exclama qu’en participant au projet, elle avait appris à résoudre des problèmes.

Les enseignantes firent remarquer que leurs apprenantes étaient davantage capables de poser des questions, de donner des réponses et d’articuler leurs opinions sur des sujets abordés en classe et des évènements de la vie. Les apprenantes racontèrent que leurs familles leur témoignaient davantage de respect et qu’elles-mêmes s’intéressaient plus aux travaux scolaires de leurs enfants. Les apprenantes votèrent aux élections nationales et initièrent des interventions sanitaires dans deux des villages où se déroula le projet pilote.

Les apprenantes composèrent des poèmes en réaction à des évènements locaux et internationaux, et plusieurs jeunes participantes s’essayèrent à de nouveaux genres poétiques. Deux des superviseurs remarquèrent que la créativité inhérente à la poésie aidait les apprenantes à s’adapter aux changements dans leur milieu.

En ce qui concerne l’apprentissage tout au long de la vie, presque toutes les apprenantes demandèrent que les cours en classe fussent prolongés d’un an. Les plus jeunes demandèrent des cours d’éducation de base et s’inscrivirent l’année suivante, là où c’était possible, dans des cours organisés par le gouvernement. Les plus âgées toutefois voulaient continuer à apprendre par l’intermédiaire d’un enseignement reposant sur le patrimoine oral. Malheureusement, on ne leur en donna pas la possibilité.

Que des habitants des villages qui pensaient au départ que les femmes ne pourraient pas apprendre à lire ni à écrire soient impressionnés par les compétences que les apprenantes ont acquises durant le projet pilote est un résultat précieux de ce dernier et a des répercussions sur l’éducation des femmes. Dans tous les villages du projet pilote, la demande d’éducation pour les femmes s’est accrue. À présent, les Yéménites se sont «approprié» le programme dont le Fonds social pour le développement a financé et mis en œuvre la phase 2 sans l’aide de conseillers de l’extérieur.

Les raisons au succès du projet pilote

Pourquoi ce projet pilote a-t-il été couronné d’un tel succès alors que tant de projets d’éducation des adultes se soldent par des échecs? Je pense que la méthode participative et la diversité qui lui est inhérente ont été décisives pour son succès. Elles mènent à des littératies «authentiques» (Arrastea 1995; Purcell-Gates 2002) reposant sur le savoir local (Street et coll. 2006:33). À l’instar des littératies «intégrées» de Rogers, elles enseignent des compétences que les apprenantes apprécient (Rogers 2005). Nous savons que l’éducation est des plus efficaces quand elle repose sur les points forts et la base de connaissances des apprenants, et quand elle a recours à des matériels qui les intéressent. Les textes élaborés par les apprenants ne sont ni nouveaux ni menaçants, pour eux, ce qui leur laisse le loisir de se concentrer sur l’acquisition de compétences.

La poésie en elle-même est un excellent outil pédagogique: faire des rimes facilite l’apprentissage et la mémorisation de mots et de contenus, tandis que la poésie développe l’esprit critique. L’humour contenu dans presque toute la poésie orale entretient l’envie d’apprendre. L’utilisation de poèmes et de rimes composés par les apprenants affirme leurs valeurs et leurs compétences sans compromettre l’acquisition de nouvelles compétences. Dans le cadre du projet, ce fut particulièrement essentiel pour les apprenantes plus âgées dont l’existence et les principes ont été ébranlés par les nouveaux médias et les mutations économiques (Adra 1996). Au lieu de se sentir bêtes du fait de leur manque d’instruction, ces apprenantes démarrèrent les cours en partant de compétences orales appréciées par les enseignantes et les superviseurs. Dans un milieu où les possibilités d’expression des femmes sont particulièrement en péril, la poésie donne aux plus jeunes d’entre elles un moyen à la fois traditionnel et moderne de s’exprimer et d’émettre leurs opinions. En effet, la poésie joue un rôle traditionnel dans l’expression personnelle; son usage et son adaptation sont nouveaux pour les jeunes femmes qui considéraient auparavant que ce patrimoine, le leur, était désuet.

Évolutions récentes et espoirs pour l’avenir

En 2004, le projet pilote a été présenté dans National Geographic News

(http://news.nationalgeographic.com/news/2004/01/0127_040127_ yemenliteracy.html). Il a été mentionné dans le rapport Pékin +10 de la Banque mondiale (Banque mondiale 2005:21), et en Tunisie, le Centre de la femme arabe pour la formation et la recherche (CAWTAR) l’a reconnu comme un modèle de «meilleure pratique pour l’autonomisation des femmes». J’ai été invitée à le présenter à la conférence régionale de l’UNESCO/Qatar Foundation organisée pour le soutien de l’alphabétisation globale dans la région arabe (mars 2007).

Actuellement, pour des raisons qui ne sont pas entièrement claires, le ministère de l’Éducation du gouvernement yéménite n’a pas autorisé l’organisation de nouveaux cours selon cette méthode, malgré la constante demande et le financement adéquat du projet.

Cependant, il n’y a pas de raison de ne pas utiliser cette méthode dans d’autres pays. En réponse aux évaluations des enseignantes et des apprenantes, des projets d’élargissement ou de mise en œuvre ailleurs incluraient le prolongement de l’atelier de formation des enseignantes à deux semaines et l’adjonction d’un volet consacré à l’apprentissage du calcul. Cette méthode se prête à l’éducation de femmes et d’hommes dans tous les pays ayant une tradition orale vivante, y compris dans la plupart, si ce n’est dans tous les pays arabes (y compris le Maroc, la Tunisie et la Libye), dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest et de l’Est (comme le Mali et le Nigeria), dans des pays d’Asie centrale et nombre de pays d’Amérique latine.

Conclusion

Trop souvent, les bailleurs de fonds et les fonctionnaires du développement pensent qu’un patrimoine incorporel n’est pas facilement transposable dans des projets de développement. Néanmoins, une polarisation sur le patrimoine est non seulement «politiquement correcte», mais peut plutôt même aussi améliorer le développement. Le patrimoine local fait partie intégrante du quotidien. Il donne une identité aux populations même les plus démunies et leur permet de s’exprimer. Nombre de sociétés privilégient l’utilisation de la poésie pour exprimer la colère ou le désarroi, car c’est un moyen d’expression moins direct et qui confronte moins que d’autres formes de critique. Il est probable que l’appréciation de l’habileté et de la beauté d’un bon poème créera une réponse poétique plutôt qu’elle ne provoquera la violence. L’expression artistique sert aussi d’intermédiaire au changement social. Ces qualités évoquent nombre de façons d’intégrer le patrimoine dans des projets de développement. L’alphabétisation par la poésie offre l’exemple d’une telle approche couronnée de succès.

Références

Adra, Najwa (In press) The Relevance of OTEs to Development. Dans Unesco Manual on Safeguarding Oral Traditions and Expressions. Paris. (1996). The “Other” as Viewer: Reception of Western and Arab Televised Representations in Rural Yemen. Dans The Construction of the Viewer: Media Ethnography and the Anthropology of Audiences. P. I. Crawford et S. B. Hafsteinsson, editors. p. 255-269. Højbjerg, Danemark: Intervention Press. [Disponible sous forme de fichier pdf à: www.najwaadra.net] (2004). Literacy Through Poetry: A Pilot Project for Women in the Republic of Yemen. Women’s Studies Quarterly, 32(1&2):226-243. [Disponible sous forme de fichier pdf à: http://www.najwaadra.net]

Arrastea, Maritza (1995). Our Stories to Transform Them: A Source of Authentic Literacy. Dans Immigrant Learners and Their Families. Gail Weinstein-Shr et Elizabeth Quintero, editors. p. 101-110. ERIC Clearinghouse.

Arrastea, Maritza et al. (1991). Community Literature in the Multi-Cultural Classroom: The Mother’s Reading Program. Dans Literacy as Praxis: Culture, Language, and Pedagogy. Catherine Walsh, editor. p. 133-155. Norwood, NJ, USA: Ablex Publishing Corp.

Bartlett, Lesley (2005). Dialogue, Knowledge, and Teacher-Student Relations: Freirean Pedagogy in Theory and Practice. Comparative Education Review, 49(3):344-364.

Caton, Steven (1990). “Peaks of Yemen I Summon”: Poetry as Cultural Practice in a North Yemeni Tribe. Berkeley: University of California Press.

Miller, W. Flagg (2007). The Moral Resonance of Arab Media: Audiocassette Poetry and Culture in Yemen. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Purcell-Gates, Victoria (2002). Authentic Literacy in Class Yields Increase in Literacy Practices. Literacy Update, 11(7):1,9.

Rogers, Alan (2005). Alphabétisation et formation à des activités professionnelles: littératies intégrées. Éducation des adultes et développement, n° 65, p. 65.

Street, Brian V., Alan Rogers, et Dave Baker (2006). Adult Teachers as Researchers: Ethnographic Approaches to Numeracy and Literacy as Social Practices in South Asia. Convergence, 39(1):31-44.

Banque mondiale (2005). Improving Women’s Lives. World Bank Actions Since Beijing. Washington, DC.

Zipsane, Henrik (2007). Sensibilisation au patrimoine: il s’agit moins du passé que du présent immédiat. Éducation des adultes et développement, n° 68.

 

1 Je souhaite ici exprimer toute ma gratitude à Alan Rogers pour ses commentaires utiles au sujet des premiers jets de cet article et son examen critique du projet.

2 Adra 2004 est un examen circonstancié de ce projet. Il contient davantage d'informations contextuelles sur les rôles changeants des femmes des campagnes au Yémen et sur les utilisations locales de la poésie que je n'en fournis ici.

3 À l'époque où les chameaux étaient le principal moyen de transport (ils furent remplacés par l'automobile au milieu des années soixante-dix), les conducteurs de chameaux étaient réputés pour inventer des chansons qui vous trottaient dans la tête. Les femmes chantaient pendant qu'elles moulaient manuellement le grain jusqu'à ce que les meules à gasoil apparussent, elles aussi pendant les années soixante-dix. Aujourd'hui, les femmes et les hommes chantent des chansons pour les membres de leurs familles partis en pèlerinage à la Mecque. Ils les chantent, installés sur des balancelles fabriquées à la main.

4 Selon le gouvernement de la République du Yémen, la «délivrance de l'analphabétisme» passe par l'achèvement de la scolarité élémentaire ou d'une filière équivalente. Cette affirmation ne tient pas compte des gens qui savent lire et écrire à d'autres niveaux ou qui ont atteint un certain niveau d'alphabétisation lié à leur activité professionnelle. Par conséquent, les pourcentages officiels d'analphabétisme sont peut-être enflés. N'empêche, la grande majorité des adultes yéménites, notamment dans les zones rurales, ne sait ni lire ni écrire.

5 L'on peut affirmer que la capacité de lire des textes religieux rend les gens moins vulnérables aux prétentions des radicaux à détenir la vérité.

6 Elles avaient développé un programme similaire à New York dans les années quatre-vingt. Dans leur programme de lecture pour les mères, le texte était développé à partir du discours des apprenantes (Arrastea 1991, Arrastea et coll. 1995). Arrastea et Makloufi formèrent les enseignantes et les superviseurs pour la phase 1 du projet. Avant d'organiser l'atelier de formation des enseignantes à Sanaa, elles testèrent leur méthode avec des apprenantes yéménites dans un cours d'alphabétisation dans le quartier new-yorkais de Brooklyn.

7 Lesley Bartlett fait remarquer que dans certaines classes au Brésil où l'on avait tenté d'utiliser la méthode freirienne, «le savoir populaire était défini dans un cadre étroit et limité en tant qu'expériences des étudiants» (2005: 358). Tel ne fut pas le cas dans le projet dont il est ici question: les sujets de discussion allaient de thèmes locaux à des problèmes internationaux qui présentaient un intérêt pour les apprenantes.

8 L'enseignante âgée de quarante ans était diplômée d'un programme de formation d'enseignants qu'elle avait suivi vingt ans plus tôt. Elle donna les cours en équipe avec sa fille, la plus jeune des enseignantes, qui était déjà très active au sein de la communauté.

9 Selon les rapports des enseignantes, un certain nombre de ces apprenantes étaient excellentes en lecture et en écriture.

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