Franz Nuscheler

Mondialisation: le Sud laissé-pour-compte?

La mondialisation controversée: point sur le débat

Dans les années 90, la mondialisation est devenue mot-clef, parole magique synonyme de toutes sortes d’évolutions, de tendances, d’espoirs et de craintes. Pour les uns, c’était l’avènement d’un siècle d’or, pour les autres exactement le contraire. Ce terme nébuleux devait servir des objectifs de toutes sortes: dans le débat sur les «lieux d’implantation», il a servi à porter atteinte aux normes sociales et environnementales des nations; il a servi d’alibi à ceux qui refusaient d’assumer la responsabilité des échecs économiques et sociopolitiques de leur pays; enfin, il a inspiré nombre de scénarios futuristes sociocritiques destinés à mettre en garde contre l’évolution néfaste de notre planète. Le terme est plus souvent incriminé qu’analysé.

Les attentats terroristes du 11 septembre ont eux aussi été interprétés comme une perversion de la mondialisation car ils ont démontré la vulnérabilité du monde globalisé face à la violence privatisée. Le réseau terroriste d’al-Qaida est en effet organisé comme une entreprise multinationale qui maîtrise le maniement de tous les potentiels destructifs de la mondialisation.

Avant l’ouverture de la «rencontre du millénaire» de l’OMC début décembre 2001, Seattle a été le théâtre de scènes de quasi-guerre civile, qui se sont répétées plus tard en marge des congrès annuels du FMI et de la Banque mondiale et qui ont dégénéré en débordements de violence au Sommet du G8 à Gênes, pendant l’été 2001. Les boucs émissaires étant la mondialisation, l’OMC et le FMI.

Les médias se sont alors empressés de mettre dans le même sac les groupes les plus divers, confondant manifestants pacifistes et fauteurs de troubles connus pour leur propension à la violence, et les taxant d’«adversaires de la mondialisation». Ce mouvement de rassemblement transnational bigarré, d’origines et de convictions politiques les plus diverses, a manifesté contre plusieurs choses: les groupes tiers-mondistes contre la marginalisation commerciale des pays en développement, les défenseurs des droits humains contre l’exploitation du travail des enfants et la violation des droits sociaux par les multinationales opérant au niveau global, les groupes féministes contre les misérables conditions de travail dans les «usines du marché mondial» et les zones d’exportation, les écologistes contre une forme de libre-échange qui menace de faire de la destruction de l’environnement un atout pour la compétitivité, les unions de consommateurs contre la prolifération mondiale des aliments génétiquement modifiés, les gauchistes contre le «turbo-capitalisme» ou «capitalisme global ravageur», pour reprendre l’expression de Helmut Schmidt. Le grand spéculateur George Soros en personne utilise ces termes pour le moins polémiques.

Les «adversaires de la mondialisation» ont de commun entre eux et avec un grand nombre de leurs concitoyens, la peur des risques - déjà visibles ou prévisibles - de la mondialisation, et l’opposition à la «terreur économique» qui menace, au nom du néolibéralisme, de faire passer le principe de la concurrence et du profit avant la santé sociale et écologique du monde. C’est aussi la critique de l’oligarchie des riches et des puissants qui se retranchent derrière les cordons de police et cherchent à échapper au contrôle démocratique. Tous ensemble, ils demandent que la mondialisation soit soumise au contrôle démocratique et basée sur les principes de la justice et de la durabilité. Ce qu’ils méritent, ce n’est pas la réprimande mais au contraire des éloges - aussi longtemps qu’ils n’ont pas recours à la violence.

Ce mouvement de protestation global a réussi à élargir le débat public sur les potentialités et les risques de la mondialisation et - comme j’ai pu le constater dans la commission d’enquête - à mieux faire entendre leurs critiques. L’ONG «Attac» est même parvenue à inscrire au calendrier politique l’impôt Tobin sur les spéculations de devises, pourtant vilipendé avec véhémence par les banquiers et nombre d’économistes et de politiciens.

Une première constatation importante: la mondialisation ne peut plus être enrayée car elle fait partie des grandes évolutions de l’histoire du monde. Ce n’est pas un phénomène naturel fatidique mais le résultat de stratégies politiques voulues, appelées néolibéralisme, conçues dans les centres de commande de la politique et de l’économie mondiales. Il ne reste donc qu’une chose à faire: rattraper le cheval au galop, lui mettre la bride sociale et écologique au cou, et l’apprivoiser: autrement dit, accompagner la mondialisation des politiques.

Gagnants et perdants de la mondialisation

Les apologistes de la mondialisation annoncent une bonne nouvelle: la libéralisation des marchés encourage la croissance, et croissance veut dire prospérité. Mais où et pour qui? Les détracteurs de la mondialisation invoquent quant à eux le fait que ses bienfaits ne profiteront qu’aux puissants de l’économie mondiale, voire à un petit nombre de pays en développement - et dans ce cas, à une minorité de gens. Le débat mené dans le journal Süddeutsche Zeitung du 29/30.09.01 est significatif: alors que l’économiste Carl Christian von Weizsäcker transforme le marché mondial globalisé en «machine de la prospérité», ­l’«adversaire de la mondialisation» Susan George contre: «Les profits explosent, les pauvres perdent». Des débats semblables ont eu lieu dans la commission d’enquête sur la «mondialisation de l’economie».

Les deux parties ont à leur disposition une foule de données pour étayer leurs arguments; toutes deux ont droit à la parole dans les activités de formation politique. La mondialisation fait des gagnants et des perdants aussi bien au niveau des États qu’au sein des sociétés, aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux du Sud. Elle a, comme Janus, deux visages opposés et est un phénomène extrêmement ambivalent. D’un côté en effet, elle donne aux pays en émergence compétitifs des chances nouvelles d’accès au marché mondial qui se dérégule de plus en plus; de l’autre, elle menace des régions entières d’exclusion économique et politique forcée. Cette ambivalence pose des problèmes d’évaluation.

L’inquiétant Rapport sur l’évolution de l’humanité 1999 publié par le PNUD justifie sa vision de «mondialisation sans visage humain» à l’aide d’une foule de données. L’image sans nuance de «l’Apartheid global» se réfère avant tout aux profondes disparités sociales entre le cinquième le plus riche et le cinquième le plus pauvre de la population mondiale. Selon le PNUD, l’écart des revenus entre ces deux groupes a presque doublé en l’espace de quatre décennies, entre 1960 et 2000. Mais ces inégalités croissantes sont-elle vraiment imputables à la mondialisation?

Si l’on fait abstraction de tous les facteurs qui freinent, empêchent même le développement - guerres, corruption, chute des prix des matières premières, croissance démographique rapide, sida, sécheresses - on constate que les mécanismes statistiques suffisent à eux seuls à creuser l’écart entre pauvres et riches. Nous illustrerons cette thèse à l’aide du calcul suivant: si le revenu par tête annuel de 26 000 dollars croissait d’1% dans les pays riches, ceci représenterait la ­modeste somme de 260 dollars; si le revenu par tête annuel de 420 dollars croissait de 10% dans les pays les plus pauvres, ceci ne représenterait que 42 dollars. S’il est conseillé de ne pas tirer de conclusions trop rapides de ce genre de calculs, ils sont néanmoins la preuve que les pays les plus pauvres prennent de moins en moins part au développement qui s’opère dans d’autres régions du monde.

Mais le débat doit aussi tenir compte des trois autres cinquièmes. La mondialisation a un impact marginalisant mais aussi intégrateur. Les pays exportateurs de pétrole par exemple, ne sont pas exclus mais au contraire connectés aux centres commerciaux mondiaux grâce à une matière première dont les nations industrialisées ont un besoin urgent et dont les importantes rentrées de devises ont fait d’eux d’attrayants marchés d’exportation. De la même manière, les pays en émergence d’Asie orientale et du Sud-Est et d’Amérique latine, importants marchés d’exportation et lieux d’investissements, producteurs de biens de consommation et de produits alimentaires haut de gamme et dans certains cas prestataires de services en ligne, ne sont pas non plus laissés pour compte. L’Inde quant à elle, est à la fois pays miséreux et vaste usine de logiciels, et produit des spécialistes en technologie de l’information recherchés dans le monde entier.

Les pays en émergence - en jargon boursier, Emerging Markets - saisissent les chances qui leur sont offertes par un marché mondial de plus en plus libéralisé. Ce n’est par contre que grâce à leur politique de développement clairvoyante qu’ils ont pu devenir compétitifs. Si eux sont les gagnants de la mondialisation, les perdants sont les secteurs des pays industrialisés qui ne sont plus compétitifs. La mondialisation exige des ajustements structurels qui demandent à leur tour des coûts sociaux au Sud, mais aussi au Nord. Le principe brutal de la concurrence se résume en ces termes: Adjust or die! Adapte-toi ou disparais! Il faut toutefois reconnaître que les sociétés riches ont plus de potentiel et de marge d’action pour mettre en œuvre les restructurations nécessaires.

Les flûx de biens et de capitaux, indicateur d’intégration ou d’exclusion

Les flûx de capitaux sont un bon indicateur des changements structurels qui s’opèrent dans l’économie mondiale. D’une part, ils sont la preuve que les régions économiquement intéressantes et politiquement stables du Sud ont part au processus de mondialisation, d’autre part ils illustrent la perte de vitesse des perdants dans la course globale aux meilleurs lieux d’implantation: ils se trouvent en Afrique, en Asie du Sud et dans certains pays d’Amérique latine et des Caraïbes mais aussi dans les pays de la CEI. Des 200 milliards de dollars qui se sont écoulés vers le «Sud» en 1998 sous forme d’investissements directs, seuls 5 milliards ont été consentis aux pays les moins avancés.

La majorité des investissements directs ont été réalisés dans une douzaine de pays en émergence d’Extrême-Orient et d’Amérique latine, en majeure partie en Chine dont les régions côtières sont en train de se transformer en «superpays en émergence». Dans le même temps, cet exemple montre que le développement inégal entre la côte et l’arrière-pays a obligé un bon million de personnes à migrer phénomène que les théoriciens de la dépendance appellent l’ «hétérogénéité structurelle». Ce phénomène se reproduit partout où apparaissent des pôles de développement sous forme de Global Cities qui entretiennent des contacts plus étroits avec le monde extérieur qu’avec l’intérieur de leurs propres pays. Souvent donc, la modernisation ne sort pas des petites enclaves.

Les pronostics de l’OMC et de l’OCDE escomptent que quasiment tous les groupes de pays vont profiter d’une manière ou d’une autre de la libéralisation du commerce international, à l’exception des pays de l’Afrique subsaharienne détenteurs de matières premières qui ne peuvent généralement exporter que des matières premières mal transformées et donc de moindre valeur. Alors que l’Extrême-Orient doit le succès de ses exportations et de son développement à ses exportations de produits industriels concurrentiels, les pays producteurs de matières premières vont continuer à se déconnecter de la dynamique économique mondiale. Cette marginalisation n’est pas une conséquence de la mondialisation, elle est la conséquence d’une participation trop faible et non trop forte à la mondialisation et de l’incapacité de ces pays à résister à la concurrence mondiale.

Aujourd’hui, bon nombre de pays en développement sont plus marginalisés qu’à l’époque de la décolonisation. Ce qu’ils offrent - matières premières et main d’oeuvre bon marché - est de moins en moins demandé, voire même en surplus. Le petit pays qu’est Singapour par contre exporte plus en valeur que l’immense Russie, tout simplement parce que dans la concurrence internationale, ce ne sont plus les tonnes mais les kilobytes qui comptent. Les matières premières dont les prix subissent d’énormes fluctuations et ont tendance à chuter ne sont plus une ressource de développement. Les responsables ne sont pas les forces néfastes de la mondialisation mais le simple mécanisme de l’offre et de la demande; dans ce cas, le rôle de la politique de développement pourrait consister à améliorer leur compétitivité internationale.

L’Afrique était déjà hors-jeu de l’économie internationale et recevait l’aide au développement au goutte-à-goutte bien avant qu’il soit question de mondialisation. La grande majorité des États africains n’ont pas pu profiter des régimes préférentiels commerciaux accordés par l’UE dans le cadre des accords de Lomé. L’Afrique est donc de plus en plus exclue de la dynamique économique mondiale et sa survie reste dépendante de l’aide de l’extérieur. Par ailleurs l’exemple de l’Île Maurice, qui a abandonné sa monoculture sucrière moribonde pour devenir un pays en émergence dynamique car elle a su saisir les chances qu’offraient la mondialisation, prouve que les hypothèques de l’économie colonialiste n’étaient pas des obstacles incontournables. Ce n’est pas l’aide au développement mais le solutionnement énergique des problèmes structurels qui ont rendu possible son succès.

Le fossé numérique (digital divide)

Le développement ne concerne pas seulement les courants de capitaux et de biens mais aussi - avec d’autres facteurs intrinsèques des sociétés- l’accès au savoir. Les profondes disparités entre Nord et Sud et riches et pauvres prévalent aussi dans le domaine de la communication. Le Human Development Report 1999 a calculé que le cinquième le plus pauvre de l’humanité ne dispose que de 0,2% des serveurs Internet disponibles dans le monde et de 1,5% des branchements téléphoniques. Les prix élevés et les tarifs coûteux n’ont permis qu’à quelques minorités privilégiées de profiter de la communication globalisée. D’un autre côté, la téléphonie mobile atteint les villages les plus éloignés et leur permet de communiquer avec le monde.

Le fait que les pays les plus pauvres et la majorité de leurs habitants n’aient qu’un accès limité aux technologies modernes de communication réduit leurs chances de développement et les marginalise de surcroît. On comprend alors ce que veut dire simultanéité de la mondialisation et de la fragmentation, à savoir: avec la télécommunication globale, les relations se resserrent certes dans le monde mais dans le même temps, le fossé se creuse à l’intérieur du «village global» (délicat euphémisme pour peindre la réalité des sociétés de notre planète). La nouvelle mission de la politique de développement est claire: elle doit aider à propager les nouvelles technologies de communication au-delà des frontières des Global cities. Des tentatives ont déjà été faites, non seulement de la part de la Banque mondiale mais aussi du G7 lors de son dernier sommet.

Bilan provisoire

À l’époque déjà, la réponse de Ralf Dahrendorf aux «intérêts de survie communs « du Nord et du Sud évoqués dans le Rapport Brandt en 1980 fut courte et concise: économiquement, le Nord n’a pas besoin de la majorité du Sud. La question est de savoir s’il peut politiquement se permettre et est moralement prêt à livrer au pur calcul économique les régions pauvres de la planète, qui sont aussi des foyers de crises; autrement dit, si le rationalisme politique qui pense aussi à long terme peut gagner sur le rationalisme économique qui se distingue par le court terme.

Ces questions sont devenues brûlantes au lendemain du 11 septembre. Les «guerriers saints» du Djihad n’ont pas seulement déclaré la guerre à l’hégémonie occidentale sur la politique et l’économie mondiales et à leur propre effondrement politique, mais aussi à la polarisation sociale de la société internationale. L’exclusion sociale et les humiliations politiques sont les terrains nourriciers du radicalisme, de quelque nature soit-il.

Le «nouveau Sud» est-il synonyme de «masse de la population mondiale»?

La question est donc de savoir si et de quelle manière la mondialisation est génératrice de pauvreté dans les pays du Sud, ou si elle ne fait que l’aggraver. On la qualifie souvent de «darwinisme global» qui accroît la richesse d’une minorité et aggrave la pauvreté d’une majorité de personnes (voir notamment les diverses publications du sociologue Ulrich Beck). Le spécialiste en géographie économique et sociale Fred Scholz appelle «nouveau Sud» ce «reste du monde» exclu de la mondialisation, en d’autres termes la «masse de la population mondiale». Ce «nouveau Sud» correspond selon lui à une catégorie sociale omniprésente dans le monde; voici le scénario qu’il prédit:

«Le nouveau Sud pourra servir de marché d’écoulement pour les marchandises d’occasion et les produits bas de gamme, parfois profiter des aumônes et de l’aide à la protection civile et être la cible de missions militaires de pacification... Mais le plus souvent, ce monde marginalisé, le nouveau Sud, sera doublement exclu et quasiment abandonné à lui-même. Il va se heurter à ses propres contradictions, être victime de sa propre morbidité et connaître les affres de la violence, de la pauvreté et du sous-développement.»

La «masse de la population mondiale» sera-t-elle véritablement victime de la catastrophe sociale prête à affecter le «nouveau Sud», comme le prétend Fred Scholz? Ses descriptions rappellent les reportages sur les quartiers miséreux d’Afrique et d’Asie, les bidonvilles de Manille, du Caire, de Rio ou de Harlem; mais la «masse de la population mondiale» ne vit pas dans des conditions aussi lamentables. Une fois de plus, la mondialisation est rendue responsable de la misère du monde.

Le best-seller «Le fossé de la mondialisation» prédit un scénario similaire: la mondialisation engendrera inévitablement une société faite de 80% de perdants et de 20% de gagnants. L’impact est certes très fort au niveau journalistique mais le pronostic ne repose sur aucune analyse sérieuse des évolutions actuelles. Le succès des «dragons» asiatiques ne repose pas uniquement sur des taux de croissance supérieurs à la moyenne, qu’ils doivent principalement à la croissance des exportations engendrée par les firmes étrangères, mais aussi sur le fait qu’ils ont su utiliser leur croissance basée sur les exportations à des fins de politique sociale active. Ils doivent en grande partie le succès de leurs exportations à l’ouverture des marchés et à l’apport de capitaux étrangers.

On ne peut donc pas rendre la mondialisation responsable de la misère et de l’exploitation de manière si catégorique. On cherche en fait un bouc émissaire pour des problèmes qui n’ont rien de nouveau. Bon nombre d’arguments avancés aujourd’hui contre la mondialisation étaient autrefois adressés à d’autres, notamment au marché mondial, au FMI et à la Banque mondiale, aux multinationales ou encore à l’impérialisme politico-économique. Bien avant qu’il soit question de mondialisation, le colonialisme avait déjà gagné la quasi-totalité de la planète et pris possession de ce dont il avait besoin par la violence. On lit déjà chez Karl Marx ce qu’on lit aujourd’hui sur la mondialisation.

La globalisation vue par les femmes

Quel a été l’impact de la mondialisation sur la situation des femmes? Pour la féministe Christa Wichterich (1998), la «femme globalisée» n’est qu’une victime, en particulier sur le marché du travail globalisé. Pour la Banque mondiale au contraire, les femmes sont les gagnantes de la mondialisation car le taux d’emploi féminin a nettement augmenté au cours des deux dernières décennies. Mais ces chiffres ne sont pas révélateurs des conditions de travail des femmes. L’OIT a de bonnes raisons de ne plus exiger «du travail pour tous» mais «du travail humain pour tous».

Premièrement, les nouveaux emplois pour les femmes ont été créés dans les quelque 600 zones d’exportation - les soi-disant «zones de production libre» de nombreux pays en développement; ils sont mal rémunérés et accompagnés de conditions de travail extrêmement mauvaises. L’OIT constate que dans ces zones la part des femmes, majoritairement jeunes, est de 70%; et de 90% ou presque dans les usines textiles qui produisent pour nous des vêtements bon marché de toutes sortes. Les syndicalistes de ces pays se plaignent certes d’être exploitées mais les acceptent à leur corps défendant parce qu’elles n’ont pas le choix et luttent pour obtenir de petites améliorations (réduction du temps de travail, poursuite du contrat après absence pour maladie ou grossesse, liberté syndicale).

Deuxièmement, la mondialisation encourage la migration des femmes et la traite mondiale qui vend et prostitue des centaines de milliers de femmes originaires de régions pauvres, tous continents confondus. Selon des estimations prudentes de la police judiciaire fédérale, 200.000 femmes et jeunes filles du monde entier sont vendues annuellement dans des pays étrangers comme épouses, main d’oeuvre bon marché et prostituées. Terre des Femmes estime le chiffre à un million.

Troisièmement, la charge familiale revient à la femme quand le mari est sans-emploi, ou bien ne peut ou ne veut pas subvenir aux besoins de sa famille. Elles ont été et sont aujourd’hui encore victimes de l’ajustement structurel qui a exigé le sacrifice des prestations sociales les plus élémentaires. La «féminisation de la pauvreté» ne peut pas être imputée à la seule mondialisation. Mais cette dernière a toutefois un pouvoir dégradateur là où les femmes constituent l’armée de réserve des travaux sous-payés ou quand leur exploitation assure une meilleure compétitivité globale.

Mais à leur tour les féministes identifient, dans le mouvement féministe international, une troupe de choc efficace en faveur de la «mondiali­sation d’en bas». La «femme globalisée» n’est pas seulement objet mais aussi sujet dans l’engrenage de la mondialisation. Pour reprendre Shalini Randeria, Indienne et professeur de sociologie à Berlin: «Le mouvement féministe international fait partie des forces qui participent au projet de mondialisation antihégémonique» (1998).

Les risques écologiques du libre-échange

Depuis l’ouvrage classique d’Adam Smith (1723-90) sur «La richesse des Nations», les théoriciens de l’économie et de la politique libérales ont la conviction que le commerce extérieur, s’il est libéré de l’ingérence de l’État et de toute mesure protectionniste, est avantageux pour toutes les parties concernées. Si le libre-échange est si prometteur, pourquoi Seattle et Gênes ont-elles été accompagnées de protestations militantes contre la poursuite de la libéralisation du commerce mondial? Seattle et Gênes ont provoqué la protestation d’écologistes du monde entier qui estiment que le libre-échange effréné ne fait qu’aggraver les problèmes environnementaux locaux et globaux. La critique écologiste envers la mondialisation forcée engendrée par le libre-échange porte sur les points suivants:

premièrement: la croissance de l’économie et de la richesse exige un plus grand empiètement sur les terres, une plus grande consommation d’énergie et de matières premières et des émissions de gaz qui accélèrent l’effet de serre. Si la croissance est l’objectif majeur de la libéralisation du commerce et si la course aux meilleurs lieux d’implantation empêche en même temps les États de limiter la dilapidation des ressources, alors on peut dire que la mondialisation aggrave la crise écologique globale qui va toucher le Sud plus que le Nord. C’est dans ce sens que le président du PNUE, Klaus Töpfer, parle d’une «agression écologique du Nord contre le Sud».

Deuxièmement: l’expansion du commerce mondial entraînée par l’élimination des barrières commerciales entraîne la prolifération du transport terrestre, maritime et aérien. La révolution du secteur des transports constitue certes un gain d’argent et de temps, mais aussi une aggravation de la pollution en raison de l’augmentation des émissions de CO2, responsables à leur tour de l’effet de serre. L’internationalisation de la production répartit les différentes étapes de la transformation dans différents endroits du monde et accroît le volume des transports. Nombre de produits ont déjà parcouru de longues distances avant d’arriver sur nos étals. La mobilité transnationale croissante des personnes et des biens est une caractéristique de la mondialisation et en même temps un grave problème écologique.

Troisièmement: le renforcement de la concurrence internationale risque de provoquer un «dumping écologique» quand le lieu d’implantation permet de réduire les coûts de la protection de l’environnement. Bon nombre de pays en développement sont disposés, pour obtenir des investissements étrangers, à abriter des «industries sales». Les entreprises nationales et étrangères peuvent alors produire à moindres frais écologiques et exporter à des prix plus avantageux. Il s’agit alors d’une déformation de la compétition qui transforme le dumping écologique en atout concurrentiel et punit ceux qui investissent dans l’environnement. Ceci est particulièrement valable pour les industries polluantes (fer et acier, métallurgie, chimie, papier). Les «dragons» asiatiques doivent une bonne partie de leur compétitivité au non-respect de l’environnement, grâce auquel ils sont devenus l’antithèse du modèle de «développement durable». Libre-échange et protection de l’environnement ne seraient pas contradictoires si au niveau mondial, les coûts externes de la pollution étaient compris dans les prix, c’est-à-dire «internationalisés».

Quatrièmement: la libéralisation des échanges agricoles internationaux est certes prometteuse pour les pays exportateurs, mais les oblige par contre à intensifier leur production de monocultures désastreuses pour l’environnement, à exploiter à outrance leurs ressources naturelles et à négliger leur propre sécurité alimentaire. Les incendies dévastateurs qui ont touché Bornéo en 1998 par exemple, responsables d’un tiers des émissions de gaz carbonique au niveau mondial, ont été imputés au groupe Nestlé qui projetait de planter des cocotiers sur les terres incendiées. Les accords agricoles compris dans l’arsenal législatif de l’OMC, qui ouvrent aussi les marchés agricoles des pays en développement, menacent la survie de millions de petits ­paysans qui approvisionnaient jusqu’à présent les marchés locaux en produits alimentaires de base.

La question est en fait de savoir si ces atteintes à l’environnement sont dues au libre-échange et à la mondialisation, ou plutôt aux comportements irresponsables des États, des entreprises et des consommateurs. Le commerce extérieur ne croît que si la demande croît aussi. Car ce sont bien les consommateurs «non éclairés» du monde de l’OCDE qui en hiver, demandent des fleurs coupées, des raisins et des fraises en provenance des pays ensoleillés.

Jusqu’à présent, le protectionnisme commercial a surtout nui aux pays en développement sans profiter à la protection de l’environnement. Ceci explique la grande méfiance avec laquelle les pays en développement et les écologistes du Sud suivent le débat sur l’internationalisation des critères écologiques. Ce qu’ils attendent du nouvel ordre commercial mondial, ce ne sont pas des consignes sociales et écologiques mais la mise en place de conditions d’échanges équitables, la disparition du protectionnisme - celle notamment du protectionnisme agraire de l’Union europénne -, l’accès à une plus grande part des bénéfices commerciaux dont profitent en premier lieu les usufruitiers de l’OMC, et enfin une plus grande prise d’ influence auprès de cet organisme qu’ils soupçonnent - ainsi que le FMI et la Banque mondiale - d’être un instrument des intérêts occidentaux.

La mondialisation et les droits humains

Les groupes de défense des droits humains craignent que la mondialisation annule les progrès réalisés dans l’élaboration normative des catalogues des droits humains: disparition des droits sociaux par la ­détérioration des conditions de vie et de travail, des droits des femmes par une exploitation exacerbée, dans les «usines du marché mondial» et par l’intercontinentalisation de la traite des femmes, des droits de l’enfant par l’extension du travail et de la prostitution des enfants. Le rapport annuel 2001 d’amnesty international conclut que la pression économique grandissante générée par la mondialisation dans toutes les sociétés constitue une menace systémique pour les droits humains. Ces craintes sont-elles justifiées?

L’ouverture des marchés pour les capitaux, les biens et les services, et la course aux meilleurs lieux d’implantation ont réduit la capacité des États à imposer des critères sociaux minimaux et affermi le pouvoir de négociation des multinationales. Leur organisation transnationale réduit aussi le pouvoir des syndicats nationaux.

Les droits humains sociaux doivent donner un visage humain à la mondialisation, mais leur force régulatrice est réduite alors que le pouvoir du capital, qui induit la mondialisation, est fort. Une chose est certaine: l’«accusation des multinationales» à l’emporte-pièce, comme les «tiers-mondistes» continuent de la pratiquer, est souvent injuste vis-à-vis des multinationales plus responsables. Ces dernières ne sont pas toutes des exploiteurs sans vergogne prêts à tuer père et mère pour arriver à leur fins comme Shell au Nigeria. La déclaration de Hans-Olaf Henkel, président de longue date du BDI (Union fédérale des industriels allemands), ne va pas non plus de soi: «La démocratie, l’économie de marché et les droits humains sont aussi indissociables que les trois côtés d’un triangle équilatéral.» L’expérience montre que cette équation n’est pas valable pour le «nouveau Sud».

Par ailleurs, il s’avère que la mondialisation est également génératrice de démocratisation, de bonne gouvernance et de décentralisation:

  1. La mondialisation a fait de l’économie de marché mais aussi de la démocratie, un modèle universel qui fait aussi pression sur les dictatures. Le «ciel ouvert» de la télécommunication globale veille à ce qu’elles ne puissent pas écarter les messages de droits humains de leurs territoires. Ce ciel donne plus de liberté d’information que tous les programmes de droits humains réunis.
  2. Les États doivent rendre des comptes au même titre que les entreprises internationales, car leur action est mesurée de plus en plus en termes mondiaux. Les reportages internationaux des médias ont créé une opinion publique mondiale que redoutent les dictatures, mais aussi les puissantes multinationales. Le «facteur CNN» est un facteur de pouvoir dans les relations internationales, et ce pas ­seulement en période de guerre.
  3. Le réseau transnational des ONG s’ingère de plus en plus dans la politique intérieure et extérieure des États sur les questions de droits humains, d’environnement et de développement et les soumettent à la pression des accords internationaux. Les ONG ont obtenu, au moyen de campagnes internationales habiles, que des entreprises de plus en plus nombreuses respectent leurs engagements sociaux et écologiques. Le recul du travail exploiteur des enfants est moins dû à la Convention des Nations Unies sur l’Enfant qu’au rôle des watchdogs et des biting dogs de la société civile. Nous n’en sommes pas encore à une «ONGisation de la politique mondiale» mais nous assistons sans aucun doute à une ingérence effective des acteurs privés dans la politique mondiale qualifiée par Kofi Annan, secrétaire général des Nations Unies, de «révolution silencieuse» qui se joue en coulisse et à l’écart des rituels des États.
  4. Le fait que les gouvernements centralisés soient complètement dépassés et ne puissent plus tout régler «de haut en bas» donne aux régions, groupements et individus une marge d’action plus large. À tous les niveaux d’action politique, des réseaux politiques nouveaux sont apparus au sein desquels des acteurs publics et privés se regroupent pour trouver des solutions. Politiciens et bureaucrates ont compris qu’ils ont besoin du potentiel de management des entreprises, du savoir des scientifiques et de l’engagement de la société civile. La politique ne fonctionne plus comme à l’époque de Bismarck. Partout, les structures centralisées sont confrontées à des revendications de décentralisation. Le «top-down» n’est plus de mode, et a cédé la place au «bottom-up».
  5. La pression de la mondialisation a suscité l’émergence de divers ­projets de coopération et d’intégration régionale qui ont une importance certaine pour l’union entre les faibles. La création de l’Union africaine est une tentative de l’Afrique de sortir du comma.

Les moyens d’échapper au «piège de la mondialisation»

Évaluer les risques et les chances de la mondialisation doit se faire sans incrimination en bloc et à l’inverse, sans idéalisation. Elle n’est ni création infernale ni histoire sainte, ni au Nord, ni au Sud. Se lamenter sur «l’impuissance de la politique» ne sert à rien, d’autant que ce genre de défaitisme risque de servir d’alibi à son incapacité à faire le nécessaire.

L’économie globalisée demande la mise en place d’un ordre social et écologique que seule une politique globalisée est en mesure de fournir. Cette politique doit créer des normes sociales et environnementales solides capables d’empêcher le «capitalisme ravageur» de faire le maximum de profits aux dépens de l’être humain et de la nature. Elle a pour mission d’accompagner la globalisation de critères normatifs permettant d’instaurer un bien-être mondial interdisant aux scénarios horribles des deux auteurs du «piège de la mondialisation» de devenir une réalité fatale et incontournable. C’est pourquoi nombreux sont ceux qui réfléchissent sur la gouvernance globale.

La vision d’une «mondialisation à visage humain»

Le Rapport sur l’évolution de l’humanité 1999 a commencé par faire le tableau d’une «mondialisation sans visage humain», dans lequel de mauvais augures présagent un millénaire marqué par la «lutte globale de tous contre tous». Le rapport du PNUD a néanmoins propagé dans le même temps la vision d’une «mondialisation à visage humain» dont les objectifs seraient les suivants:

  • moins de violations des droits humains
  • moins d’inégalités entre et au sein des sociétés, des générations et des sexes
  • moins de marginalisation et d’exclusion des pays et des populations vis-à-vis de conditions de vie dignes
  • moins d’insécurité existentielle et de vulnérabilité de l’être humain, donc plus de «sécurité humaine»
  • moins de dégradation de l’environnement, qui lègue aux générations à venir des dommages irréparables, moins de gaspillage des ressources raréfiées et plus de durabilité des modes de production et de vie.

Le message du PNUD est clair: «Il faut un contrôle politique plus fort si l’on veut mettre la mondialisation au service du bien-être des populations et non du profit». La maxime est donc la suivante: cessons de gémir et donnons à cette évolution inexorable un cadre politique! La politique de développement transformée en «politique globale structurelle» doit, quant à elle, aider les «estropiés de l’économie globale» à saisir la chance que leur offre la mondialisation. Avec la solidarité des plus forts envers les plus faibles, chez nous et chez eux, mais aussi sur le chemin qui nous sépare.

Ce modèle donne l’image d’une économie sociale de marché qui ne mise pas uniquement sur la «main invisible» du marché. Adam Smith, prophète du libéralisme, reconnaissait déjà à l’époque que le marché doit être lui aussi accompagné d’un certain ordre, sans lequel il est incapable de libérer son énergie constructive. Ce qui prévaut actuellement au niveau national doit constituer la base de l’ordre économique et politique global. C’est là tout le sens de la gouvernance globale.

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