Le discours publié ci-dessous a été tenu par Prof Dr Rita Süssmuth, présidente de la Confédération allemande pour l’éducation des adultes, à l’occasion de la conférence sur L’Apprentissage tout au long de la vie en Europe: poursuite des objectifs de l’EPT et de l’Agenda de la CONFINTEA V . Cette conférence s’est déroulée du 6 au 9 novembre 2002 en Bulgarie, à Sofia. Dans notre numéro précédent, nous avions déjà publié l’«Appel à l’action» qui y avait été présenté.
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Maire,
Monsieur le Dr. Ouane,
Mesdames, Messieurs,
je vous remercie sincèrement de m’avoir permis, à l’occasion de cette Conférence, de m’adresser à vous en ma qualité de présidente de la Confédération allemande pour l’Éducation des Adultes (DVV), d’autant que je garde un souvenir agréable du rôle qui m’a été confié en tant que présidente de la Conférence internationale CONFINTEA organisée en 1997 à Hambourg.
J’ai d’autant plus de plaisir à intervenir ici que les thèmes abordés dans le cadre de cette Conférence, qui s’intitule «Éducation et formation tout au long de la vie en Europe: poursuite des objectifs de l’EPT et de l’Agenda de la CONFINTEA V» me semblent plus que jamais à l’ordre du jour.
Vu l’élargissement imminent de l’Union Européenne, il m’apparaît aussi pertinent que nécessaire d’examiner dans quelle mesure les décisions et principes arrêtés dans les concepts éducatifs internationaux qu’évoque le titre de cette Conférence ont bel et bien été intégrés dans les politiques et les pratiques éducatives européennes.
Face à l’accélération des échanges d’informations et de connaissances au plan international et à la «mondialisation» croissante des processus économiques et sociaux, le concept d’ «éducation et formation tout au long de la vie» est devenu l’une des clés du développement de notre continent et de la communauté internationale dans la paix et la justice sociale. Le «savoir mondial» qui croît à une rapidité grandissante montre que l’éducation de base, la formation professionnelle et l’enseignement supérieur ne suffisent plus à transmettre aux êtres humains les connaissances dont ils ont besoin pour répondre aux exigences de leur profession. D’autant plus que les structures sociales, qui se différencient de plus en plus sous des influences toujours changeantes, demandent l’apprentissage de compétences nouvelles leur permettant de choisir des orientations et de prendre des décisions dans des situations réelles complexes.
La question de savoir quoi, comment et quand apprendre prend ici une importance accrue dans la mesure où il devient de plus en plus crucial de donner à l’être humain non seulement une bonne éducation de base mais aussi des possibilités de formation continue.
Dans ce contexte, la «formation de la personnalité», la «formation continue» et la «formation démocratique» sont indissociables: la capacité de fonder ses propres jugements et de prendre des décisions autonomes est en effet la condition sine qua non de la participation active aux processus sociaux, au même titre que la sécurité de l’emploi et des revenus.
Si nous voulons garantir durablement la démocratie, la justice sociale et la paix en Europe, il faut que la liberté d’accès de tous les peuples à la formation initiale et continue revendiquée dans le concept de l’«Éducation pour Tous» constitue l’objectif principal du développement de nos systèmes éducatifs. Pourtant, indépendamment du fait que de nombreux pays d’Europe ont des systèmes éducatifs performants, nous devons constater que les thèmes de l’Agenda de la CONFINTEA, à savoir:
participation démocratique,
qualité de l’éducation
alphabétisation et éducation de base,
égalité de l’homme et de la femme, et
promotion de l’emploi,
sont loin d’être réalisés partout.
Prenons par exemple la question de l’égalité de l’homme et de la femme, dont on peut dire qu’elle n’est pas réalisée partout en dépit de progrès indéniables: en ce qui concerne l’accès à des chances éducatives de qualité, à des postes de direction en politique, dans la société ou au niveau professionnel, les femmes continuent d’être désavantagées dans une bonne partie de l’Europe.
J’aimerais pourtant dire ceci: les femmes sont devenues dangereuses dès le moment où elles ont appris à lire! Autrement dit, si nous voulons venir à bout des défis auxquels nous sommes confrontés, nous ne pouvons pas admettre la discrimination sexuelle car elle nous oblige à renoncer à la créativité et à la force constructive des femmes.
Il est vrai que l’Union Européenne dispose d’un concept de politique de formation continue cohérente sous la forme du Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie et du plan d’action qui en découle: pourtant, les débats montrent combien les approches théoriques et la mise en oeuvre pratique du concept diffèrent d’une région à l’autre.
Les résultats de l’étude PISA réalisée dans l’ensemble de l’Europe montrent d’ailleurs – tant en Allemagne qu’autre part – qu’il est urgent d’agir si nous voulons relever les défis de l’avenir.
L’éducation ne doit pas se borner à transmettre un savoir de base et des connaissances spécialisées; elle doit créer un cadre d’apprentissage axé sur la pratique et l’apprenant permettant à celui-ci de prendre en main la responsabilité des acquis qu’il sera appelé à utiliser plus tard. Il faut aussi valoriser l’apprentissage non formel et informel par rapport à l’éducation formelle pour encourager la participation des couches de la population qui n’ont pas étudié aux formations continues.
Nous devons donc continuer de déployer de grands efforts pour créer un lien étroit entre les modèles de l’ «éducation et de la formation tout au long de vie» et de l’ «Éducation pour Tous», et les réalités de l’action de politique éducative.
Quiconque reconnaît l’importance croissante de la formation continue dans le débat sur la politique éducative est sûr de gagner l’assentiment général. Cependant, même si la notion de «société de l’information et de la connaissance» qui va marquer le 21e siècle prédomine dans les conférences, débats et symposiums, force est de constater le recul simultané des structures nécessaires à sa mise en place. L’éducation des citoyens est pourtant l’une des tâches les plus nobles qui incombent à l’État. Il importe donc de concevoir de manière plus explicite l’ «éducation et la formation tout au long de la vie» comme une mission publique. Les «partenariats publics-privés» servant à financer les actions éducatives sont certes réalisables et nécessaires, mais ne doivent pas servir d’alibi à l’État pour se soustraire à ses responsabilités.
Je citerai ici l’exemple éloquent de l’apprentissage des langues; tout le monde est d’accord: l’apprentissage et la maîtrise des langues est l’une des conditions du succès de l’unification européenne; mais on se heurte à des résistances dès qu’il est question de financement. Le manque d’argent et les déficits dans les caisses publiques ne peuvent pas expliquer à eux seuls cette contradiction.
Nous nous inquiétons de constater que l’éducation et la formation continue sont de plus en plus fréquemment soumises à des analyses de coûts et profits. Organismes prestataires ou participants aux processus éducatifs, tous ont tendance à mesurer les succès de l’apprentissage à l’aune de la promotion des qualifications professionnelles et de la réalisation de la carrière personnelle. Les approches éducatives holistiques axées sur la formation de la personnalité dans le contexte des relations sociales sont par contre en régression. Il est regrettable que les réformes des systèmes éducatifs nationaux soient soumises aux impératifs de l’épargne. Pour ma part, je pense que de nos jours, rares sont les jeunes qui s’instruisent ou participent à des formations continues à d’autres fins que l’argent et le succès.
On peut facilement s’imaginer ce que cela signifie pour l’Union Européenne qui se prépare à accueillir, à partir de 2004, dix nouveaux États et presque 100 millions de personnes de traditions socioculturelles diverses et ne possédant que des rudiments de pensée et de comportement démocratiques.
À mon avis, c’est en ceci que consistera la mission primordiale du développement et de la mise en pratique du concept de l’«éducation et de la formation tout au long de la vie»: tout dépendra de la mesure dans laquelle nous parviendrons à faire comprendre l’importance de l’éducation des adultes pour le développement de la personnalité, pour l’interaction de l’être humain avec son environnement. L’éducation des adultes est capable de montrer de manière très pratique, en basant les processus éducatifs sur l’expérience existentielle de l’apprenant, en quoi consistent les processus démocratiques de décision et de résolution des problèmes. En donnant à l’être humain les instruments qui lui permettent d’émettre un jugement à partir de son expérience, on améliore sa perception du rôle et de la place qu’il occupe dans le contexte social. La «mondialisation», «l’accélération», «les changements», termes souvent insécurisants, perdent leur caractère inquiétant dès lors qu’ils peuvent être mis en rapport avec l’expérience personnelle.
Plus l’Europe va se diversifier au contact d’ethnies et de cultures nouvelles, plus il va devenir crucial de transmettre des valeurs humaines universelles. Car si la notion traditionnelle de citoyenneté se limitait jusqu’ici aux traditions nationales, à la religion et à la culture, elle comportait en même temps une distanciation latente par rapport à «l’étranger». Il n’est pas nécessaire d’évoquer le danger potentiel que ceci représente pour l’unification européenne.
A mon avis, la question qui se pose n’est plus de savoir à quel monde nous appartenons mais bien plus pour quel monde nous apprenons.
Soyons donc ouverts à tout ce qui est nouveau et nous réussirons, en apprenant tous ensemble, à faire de l’Europe notre espace vital commun. Gardons pour cela à l’esprit la notion de «société civile» qui fait du citoyen le centre de la cohabitation sociale et publique.
D’une certaine manière, l’éducation des adultes est aussi un rattrapage éducatif qui exige de l’adulte un recyclage ardu: l’adulte doit intégrer ses connaissances nouvelles aux acquis antérieurs, harmoniser ses préjugés et stéréotypes avec des idées nouvelles et transiger avec des personnes avec lesquelles il ne pensait rien avoir de commun auparavant. C’est précisément cet apprentissage basé sur la réflexion qui fait la particularité de l’éducation des adultes, car au contraire des enfants et des adolescents, les adultes sont capables de mettre beaucoup plus vite en pratique leurs nouveaux acquis et les changements de comportement.
Alors que dans l’enfance et l’adolescence, l’objectif de l’éducation est de motiver à «apprendre tout au long de la vie», autrement dit à «apprendre à apprendre», l’éducation et la formation continue des adultes consiste à entretenir cette motivation et à la développer. Son rôle actuel est donc différent de celui qu’elle aurait à jouer dans un monde essentiellement reproductif.
Voici donc pourquoi les approches modernes de la formation professionnelle continue sont moins axées sur la transmission de connaissances spécialisées que sur l’acquisition de compétences permettant à l’être humain de définir lui-même ses objectifs et ses contenus d’apprentissage.
Dans le contexte de l’«éducation et de la formation tout au long de la vie», l’éducation des adultes occupe une place primordiale car elle crée des passages de transition. C’est le cas en ce qui concerne la capacité d’apprentissage et de développement personnel des personnes âgées, redécouverte depuis peu: l’expérience des retraités est entre temps si appréciée des milieux d’affaires qu’ils sont de plus en plus sollicités pour retourner dans la vie professionnelle.
Le fait que les universités ne soient plus uniquement réservées aux jeunes mais aussi au «troisième âge» est également un phénomène nouveau.
Les systèmes éducatifs qui ne puisent pas dans ce potentiel d’ex- périence dont dispose l’éducation des adultes et qui lui permet de rapprocher des êtres humains d’origines, de statuts sociaux, de sexes et d’âges différents, laissent s’échapper une large part de la créativité et des forces constructives nécessaires au développement de la société.
Il est aussi difficile de définir l’Europe que de délimiter ses frontières géographiques: si elle est assez clairement délimitée à l’ouest par le Portugal et l’Atlantique, elle l’est nettement moins à l’est. Dire que l’Europe s’arrête à l’Oural ou au Pacifique dépend moins de l’avis d’un habitant d’Europe occidentale ou centrale que de la philosophie et des valeurs qui prévalent à l’est de ces frontières géographiques.
Il est donc préférable de considérer l’Europe comme une «idée» ouverte à des interprétations diverses. Elle est d’abord construite sur la base de l’éducation et des échanges avant de prendre la forme d’un «espace européen» et de devenir un concept.
Par conséquent, l’ «Europe» est en premier lieu une construction intellectuelle dont la forme et l’aspect peuvent être influencés et redéfinis par chaque génération et par quiconque s’engage pour l’idée. Si nous voulons une «Europe» opérationnelle, il nous faut une «idée maîtresse» qui implique avant tout que l’on sache ce que l’on veut.
Ici, l’éducation des adultes a une chance énorme de pouvoir influencer activement le développement de l’idée européenne. Les organismes d’éducation des adultes sont particulièrement bien placés pour concrétiser l’idée d’une Europe unie dans l’esprit de l’ «Éducation pour Tous» et des objectifs de l’Agenda de la CONFINTEA. Le monde économique a besoin de participation politique car le capital est là pour l’être humain, pas le contraire.
Il ne faut pas se borner à considérer l’Europe comme un «marché commun», comme un espace de mobilité libre pour les personnes et les biens. L’éducation politique en tant que partie intégrante de la politique sociale doit se tourner à nouveau vers l’être humain car il a, en sa qualité d’adulte, tous les droits et les devoirs d’un citoyen.
C’est en ceci que consiste la mission de l’éducation des adultes et c’est ici que peuvent intervenir les universités populaires en tant que «lieux d’apprentissage communaux», car elles proposent un apprentissage interculturel aussi bien ouvert aux femmes qu’aux hommes, directement lié à l’environnement local et donc en rapport direct avec l’être humain. L’apprenant peut y faire en outre l’expérience concrète de la «société civile» en tant que cohabitation pacifique entre des ethnies et des cultures différentes.
Permettez-moi de signaler ici que les premiers pas ont déjà été entrepris dans ce sens: l’Institut de Coopération internationale de la Confédération allemande pour l’Éducation des adultes (IIZ/DVV) réalise depuis l’été dernier trois grands projets axés sur l’unification européenne, en coopération avec de nombreux partenaires de différents pays. L’objectif du programme «L’avenir de l’Europe» est par exemple de faire connaître, dans le cadre de manifestations éducatives, les multiples dimensions de l’Europe et d’éveiller la curiosité des gens pour les nouveaux États membres. Le projet «Network Intercultural Learning in Europe» NILE, (Réseau d’apprentissage interculturel en Europe) a quant à lui pour but de rassembler, sous forme de concept structuré, les diverses approches d’apprentissage interculturel et d’en faire une part intégrante de «l’éducation et la formation tout au long de la vie». Enfin, l’Institut coordonne un projet intitulé «Our Muslim neighbours in Europe» (Nos voisins musulmans en Europe) ayant pour but la promotion du dialogue entre les régions et les cultures chrétiennes et musulmanes après le 11 septembre 2001.
Comme le montre sa longue expérience en matière de coopération internationale, l’éducation des adultes, du fait qu’elle est axée concrètement sur l’être humain, est particulièrement appropriée pour favoriser la compréhension entre des gens d’origine socioculturelle différente par l’éducation et les échanges. Le fait qu’elle agisse au niveau local favorise en outre la création d’espaces de rencontre dans la confiance mutuelle à l’écart des frictions politiques et économiques qui prévalent au niveau national. L’éducation des adultes et l’appren- tissage interculturel sont donc des éléments importants de la stabilité et de la confiance mutuelle au plan mondial.
Il faut cependant poursuivre et intensifier le processus d’institution- nalisation. Les associations internationales d’éducation des adultes n’en sont en effet qu’à leurs débuts; elles n’ont pas de bases financières et la majorité des projets de coopération internationale sont financés à court terme.
Nous devons donc faire d’immenses efforts pour inciter les milieux politiques et sociaux à dégager les crédits nécessaires pour garantir et poursuivre le développement des approches entreprises. Je ne pense pas qu’il soit correct de soumettre perpétuellement les personnes employées dans les projets de coopération internationale à des contraintes financières en leur donnant des contrats à durée déterminée et en les maintenant dans la peur existentielle. La coopération internationale a besoin de temps pour instaurer un climat de confiance et avoir un impact efficace. Les expériences des parties concernées sont souvent trop précieuses pour que nous puissions nous permettre de repartir constamment à zéro sous prétexte de devoir réduire les coûts de personnel.
Permettez-moi d’aborder un dernier point dans ce contexte: étant donné les difficiles processus de transformation qu’ont subi les États d’Europe de l’Est et d’ex-Union Soviétique depuis le démembrement des systèmes socialistes, les échanges d’expériences et de «meilleures pratiques» ont une importance cruciale. Nous ne pouvons ni ne voulons accepter que l’élargissement de l’Europe, après la disparition du rideau de fer, érige à l’est des frontières nouvelles. Au contraire, notre intérêt vital consiste à intégrer les États qui n’adhéreront jamais ou du moins pas pour le moment à l’Union Européenne dans un réseau de relations de coopération aussi étroit que possible. Car seuls les échanges ayant lieu dans le cadre de partenariats permettront de réaliser la modernisation nécessaire des structures économiques et sociales et de garantir la justice sociale et la paix en Europe. Étant donné le rythme actuel du développement au plan mondial, les efforts de modernisation destinés à rattraper le retard ont peu de chances de donner les résultats escomptés, surtout s’ils se confinent dans le cadre de l’État national. Il faut donc concevoir partout des approches nouvelles en s’appuyant sur les capacités créatives et les forces constructives des êtres humains.
L’expérience de l’Allemagne montre cependant que c’est précisément dans les phases de transformation que la création des universités populaires a été le plus soutenue. La naissance de l’éducation des adultes a été étroitement liée à l’industrialisation et aux problèmes sociaux avant la première guerre mondiale. Le mouvement des universités populaires a joui d’un soutien considérable pendant la République de Weimar, à tel point que l’éducation des adultes figurait dans sa Constitution. Ce n’est par contre que dans les années 70 qu’elle a obtenu un statut légal en Allemagne fédérale, ce qui montre que même dans les sociétés soi-disant évoluées, le secteur de l’éducation des adultes n’a avancé que par à-coups et à long terme.
Je souhaite donc que sur la base des idéaux d’une éducation pour tous, performante et permanente – conformément aux objectifs de l’EPT et de l’agenda de la CONFINTEA V – cette Conférence contribue à élaborer des plans d’action permettant d’appuyer et d’accélérer la création et le développement de structures d’éducation des adultes en Europe de l’Est afin de trouver des réponses aux défis auxquels seront confrontés l’Europe et le monde.
Je souhaite beaucoup de succès à cette Conférence et vous remercie de votre attention.