Dans les pays en développement, on a maintes fois tenté de combiner l'alphabétisation avec la formation professionnelle, ce qui a toutefois rarement abouti. Quelles en sont les raisons? De nouvelles études révèlent que l'alphabétisation n'est pas une chose isolée, pouvant être enseignée dans un espace neutre, mais qu'elle se compose de nombreux éléments appartenant à des catégories très diverses. Partant de la pluralité des littératies, Alan Rogers présente l'approche de la littératie intégrée. Il illustre les avantages de cette méthode mais montre aussi ses limites. Alan Rogers est éducateur d'adultes. Il a acquis une grande expérience en matière de formation des enseignants pour adultes dans de nombreux pays. Avant de devenir conseiller indépendant et professeur invité aux universités de Nottingham et d'East Anglia (Royaume-Uni), il était directeur exécutif du programme Education for Development (UK). Il est l'auteur de nombreuses études sur l'éducation des adultes, l'éducation non formelle et l'alphabétisation. Il a récemment achevé une étude internationale sur les littératies urbaines, publiée par l'Institut de l'UNESCO pour l'éducation et intitulée: «Urban Literacy: communication, learning and identity in development contexts». Une première ébauche de cet article a été rédigée pour un projet d'alphabétisation et de formation à des activités professionnel les mené en juillet par l'USAID en Afghanistan.
Dans les pays en développement, on a maintes fois tenté de combiner l'alphabétisation avec la formation professionnelle, ce qui a toutefois rarement abouti. Quand on donne le choix aux apprentis illettrés qui participent à des programmes de formation professionnelle, comme on l'a découvert dans de nombreux cas en Afghanistan, la plupart d'entre eux ne ressentent aucun besoin de s'alphabétiser. Les responsables de la formation dans les différents programmes d'urgence organisés en Afghanistan, par exemple celui intitulé DDR (démobilisation, démilitarisation et réintégration), rapportent régulièrement que les apprentis répugnent à se rendre aux cours d'alphabétisation. On a observé la même chose dans d'autres programmes organisés dans d'autres pays. Dans nombre d'entre eux, les responsables de programmes REFLECT ont par exemple signalé qu'en différentes circonstances, quand des groupes communautaires locaux se consacraient à des projets de développement de leur choix, l'alphabétisation faisait rarement partie de leurs options.
Il semble y avoir deux raisons à cela. Premièrement, aux yeux des apprentis, le type d'alphabétisation offert n'a aucun rapport utile avec leur formation professionnelle. Quand ils se trouvent confrontés à des apprenants illettrés, la plupart des responsables de programmes de formation professionnelle se tournent vers des prestataires nationaux ou tout au moins majeurs qui proposent des programmes standardisés de type scolaire ayant recours à des manuels comme «The Fat Cat Sat on the Mat», c'est-à-dire à des méthodes partant de phrases simples dont la complexité augmente au fil du temps. En d'autres termes, les responsables du programme de formation professionnelle informent leurs apprentis illettrés qu'ils doivent apprendre à lire et à écrire indépendamment de leur formation avant de pouvoir appliquer les nouvelles connaissances acquises grâce à l'alphabétisation dans le travail de leur choix. La deuxième raison pour laquelle les apprentis choisissent rarement de s'alphabétiser est la suivante: ils réalisent qu'il leur faudra beaucoup de temps (neuf mois au minimum, mais en réalité beaucoup plus longtemps) avant de pouvoir utiliser leurs acquis dans leurs activités professionnelles. Il n'est donc pas surprenant que ce type d'approche ne plaise pas aux apprentis illettrés.
La majorité des emplois requiert l'utilisation de tout un ensemble de littératies. Quelques exemples: les tailleurs tiennent souvent des registres dans lesquels ils inscrivent le nom des clients et leurs mensurations, la liste des matières et des coupes, etc.; les charpentiers font eux aussi de même pour leurs matériaux, plans, commandes, etc.; les petits commerçants dressent des listes de marchandises, de prix, de noms de clients et de crédits donnés et remboursés. Telles sont les littératies les plus utiles pour toutes ces formes de travail.
Les New Literacy Studies (Street 1984, 1993, etc.) ont révélé que la littératie n'est pas une compétence isolée et uniforme qui s'acquiert dans un environnement neutre et s'applique ensuite à toutes les situations. Il convient plutôt de dire qu'il existe une littératie plurielle. L'UNESCO a reconnu cette pluralité (UNESCO 2004), et ce point de vue est à présent largement répandu: très récemment, par exemple, le vice-ministre afghan de l'Alphabétisation et de l'Éducation non formelle a rédigé un document sur
«un atelier national (en mars-avril 2004) destiné à élaborer et à développer le programme d'alphabétisation et d'éducation non formelle, en tenant compte de choses telles que les nouvelles approches des différentes littératies (par opposition à la notion traditionnelle d'alphabétisation) et à provoquer des changements au sein des communautés...»
(ministère de l'Éducation d'Afghanistan, 2005:1)
Les principales catégories de littératies sont les suivantes: littératie religieuse (quand une personne ne sait lire que le Coran ou d'autres textes sacrés), littératie professionnelle (souvent appelée littératie commerciale ou économique), littératie familiale (qualifiant la manière dont les membres d'une famille interagissent par les textes) et littératie standard ou scolaire, qui se rapporte au mode d'alphabétisation officiel que les personnes instruites proposent aux illettrés. Ces derniers disposent déjà de nombreuses notions qu'ils utilisent dans la pratique (par exemple par médiation ou par reconnaissance limitée). Actuellement, la recherche se penche principalement sur l'inventaire des pratiques de la littératie dans différents groupes et sur les manières possibles de les utiliser pour aider les gens à améliorer leur propre littératie (ex. SOUL, 1996).
Les littératies intégrées dans les activités professionnelles sont évidemment spécifiques aux différents métiers, un grand nombre d'entre elles étant hautement personnalisées. Chaque tailleur a sa propre méthode pour tenir ses registres, chaque mécanicien automobile dresse des listes de lecture personnelles. Certaines personnes travaillant dans des secteurs particuliers inventent leur propre système de sténo. Toutefois, on retrouve un certain nombre de choses que tous les gens d'un même métier, ou tout au moins la plupart d'entre eux, ont en commun: les listes de pièces, de bois, de meubles, de costumes seront les mêmes chez tous les artisans; les commerçants opérant dans un secteur particulier liront les mêmes magazines commerciaux et utiliseront les mêmes catalogues.
Pour de nombreuses raisons, on s'oppose souvent à l'emploi de ce type d'approche pour améliorer le niveau de littératie des adultes. Premièrement, on part généralement du principe qu'une alphabétisation standard constitue la base de tout autre apprentissage. Une telle alphabétisation standardisée est certes le socle qui convient pour poursuivre des études formelles, toutefois, ce n'est pas sur elle que se fonde l'apprentissage d'un travail réel. Il est évidemment faux de supposer qu'un tel mode d'alphabétisation soit nécessaire à toute forme de développement pour la santé, la prospérité et le bonheur comme l'exprimait une célèbre affiche. Les illettrés en bonne santé, fortunés et heureux sont nombreux, et le contraire se vérifie aussi pour les alphabétisés. Par ailleurs, présumer que les adultes, à l'instar des enfants, ont d'abord besoin d'apprendre une technique (y compris l'alphabétisation) avant de pouvoir la mettre en pratique ne tient pas debout dans le domaine de l'éducation des adultes. Ces derniers apprennent en pratiquant et non en se préparant à la pratique. Ils peuvent très bien acquérir ces littératies intégrées dans l'activité professionnelle sans avoir à passer par l'alphabétisation formelle proposée par le biais de programmes d'éducation.
On objecte toutefois par-dessus tout à cette approche que chaque personne qui s'alphabétise doit commencer par des mots simples avant de passer à des mots de plus en plus difficiles et que les littératies intégrées dont il vient d'être question utilisent un certain nombre de mots «difficiles». Pour alléguer cela, on se base une fois de plus sur l'apprentissage des enfants. Il convient de se pencher soigneusement sur la question car cette affirmation semble fausse.
Premièrement, des recherches menées récemment (Rogers et Uddin, 2004, 2005) ont montré que beaucoup d'adultes s'alphabétisent sans aller à l'école ni suivre de cours d'alphabétisation. Presque tous apprennent en lisant les textes dont ils ont besoin dans le cadre de leur travail ou d'une activité ayant un rapport immédiat avec lui. Et ils apprennent dès le départ des mots difficiles, tout simplement parce que ce sont ceux qu'ils connaissent et qui sont en rapport avec leur propre expérience. Ces termes peuvent par exemple désigner des pièces automobiles, des matériaux de construction, des tâches relatives à des projets de construction, des noms de clients ou des articles de vente. La difficulté de l'apprentissage de tels mots comme l'ont prouvé des recherches (Moon, 1993) ne réside pas dans les termes en eux-mêmes, mais dans l'expérience des lecteurs. S'ils leur sont familiers, ils les assimileront vite pour les apprenants, le mot imprimé est quelque chose qu'ils utilisent fréquemment. Au contraire, si les soi-disant mots «simples» n'ont rien à voir avec ce qu'ils connaissent, ils auront du mal à les apprendre.
Deuxièmement, un certain nombre de programmes expérimentaux indiquent de manière empirique qu'il est faut de penser qu'il est plus propice pour les adultes d'apprendre du simple en progressant vers le complexe. Il est arrivé que l'on tente d'employer les littératies intégrées pour les alphabétiser. Il y avait par exemple en Inde un groupe de femmes, la plupart d'entre elles illettrées, qui désiraient apprendre à entretenir des pompes manuelles et qui s'alphabétisèrent en lisant le manuel des pompes au lieu d'un abécédaire. Les programmes REFLECT ainsi que d'autres types de programmes d'alphabétisation faisant appel à des matériels élaborés par les apprenants (c'est-à-dire utilisant des mots qu'ils souhaitent apprendre) montrent que ces derniers choisissent un vocabulaire ayant un lien utile avec eux et qu'ils l'assimilent facilement, bien qu'il soit parfois textuellement «difficile». À Jaipur, un groupe a choisi des annonces de cinéma comme textes d'apprentissage, prouvant bien ce qui a été révélé ailleurs, à savoir qu'il est plus facile d'apprendre à lire des mots dont ont connaît la signification que des mots inconnus et que partir d'un vocabulaire familier est la meilleure base pour s'alphabétiser. Au Bangladesh, un projet aide des groupes de couturières à s'alphabétiser en employant des livres de patrons. Au Sri Lanka, des fermiers se sont alphabétisés à l'aide de brochures sur la gestion de la peste. Toutefois, ces programmes d'apprentissage participatif restent très occasionnels et expérimentaux, et n'ont pas été développés de manière systématique.
L'avantage principal des littératies intégrées dans des activités professionnelles pour aider les apprentis à s'alphabétiser réside dans le fait que ces derniers voient tout de suite l'utilité pour eux: elles leur permettent de devenir soudeurs, mécaniciens, ouvriers du bâtiment, etc. et de s'améliorer dans leur profession. Les acquis qu'ils en tirent font partie des connaissances nécessaires pour devenir des ouvriers qualifiés compétents et ne font pas que s'ajouter à la formation professionnelle, leur activité principale. En outre, il n'y a pas de décalage entre l'appris et sa mise en application dans le cadre de la formation professionnelle. Enfin, le formateur peut avoir recours à ce type de littératies dans le cadre de sa propre activité et servir ainsi d'exemple à l'apprenti.
Il convient néanmoins de tenir compte d'autres éléments.
Premièrement, on a parfois considéré que de telles pratiques étaient «informelles», voire qu'il s'agissait d'une «proto-alphabétisation»; on qualifie parfois ceux qui y ont recours du terme de «semi-alphabétisés». Ceci implique évidemment que l'alphabétisation formelle dans une langue dominante est la norme et que toute autre méthode lui est inférieure. Toutefois, pour l'artisan ou l'ouvrier, ces méthodes ne sont pas inférieures, elles font partie des outils essentiels de leurs métiers.
Deuxièmement, on considère qu'elles sont limitées. Elles ne permettent pas toujours aux apprenants de lire d'autres formes de textes: journaux, magazines, livres, brochures, avis officiels du gouvernement, publicités, etc. Certaines ne servent qu'à une seule personne, étant en quelques sortes ses notes personnelles. Il peut s'agir de formes d'écriture abrégée ou symbolique, souvent sous forme de système de sténo personnel. Le carnet de notes d'un commerçant est souvent incompréhensible pour tout autre que lui. Cependant, d'autres littératies intégrées sont liées à la communication entre les membres d'un secteur de commerce ou d'artisanat on parle dans ce cas de littératie interne. La direction d'un hôtel peut par exemple donner des ordres par écrit au personnel selon un mode particulier (Rogers et al, 2005). La littératie ésotérique d'un groupe plus large peut désigner une troisième forme de littératie intégrée. Citons en exemple la manière dont les motards créent leur propre vocabulaire et forme d'écriture pour identifier les membres de leur groupe, ou encore les newsletters et catalogues d'un usage plus général, mais toutefois limité en pratique aux membres d'un secteur commercial ou d'un groupe productif, sans oublier les bons de commande, les listes de prix, etc. qui constituent les matériels d'apprentissage de cette littératie. N'oublions pas toutefois non plus les factures, lettres, etc. destinées à un large public et qui proviennent des secteurs commercial et industriel. Sans compter les formes plus généralisées de matériels de lecture et d'écriture: par exemple les articles dans la presse locale sur le commerce textile avec la Chine, sur un incendie dans une menuiserie ou sur les réussites couronnées par des récompenses décernées pour un bon travail ou pour une activité innovante.
Le concept des littératies intégrées à «différents niveaux» dans le cadre de la formation professionnelle pourrait peut-être mener à une littératie plus générale. Il est toutefois essentiel de ne pas voir en elles des «étapes» ou de les considérer linéairement du fait que les adultes n'apprennent pas par étapes linéaires. Certains apprenants apprendront à se servir de catalogues, mais pas pour leur propre littératie. Ils considèrent en effet qu'ils peuvent tout garder en mémoire. Ces différentes pratiques de l'alphabétisation doivent plutôt être considérées comme des jalons, indiquant des domaines à couvrir, toutefois sous la condition inhabituelle que l'acquisition de ces savoirs de base n'a pas besoin de se faire par étapes déterminées. Une forme de littératie peut néanmoins faire naturellement voir le jour à une autre. Ainsi, la pratique personnalisée de la littératie peut-elle conduire à l'utilisation de catalogues, de magazines, etc. directement en rapport avec le métier de l'apprenant, et la lecture de ces catalogues peut entraîner l'élaboration de listes de matériaux nécessaires. On peut encourager le formateur à chercher des références à ce métier dans la presse nationale ou ailleurs et à utiliser ces textes immédiatement en rapport avec la pratique pour étendre la littératie. Ces textes peuvent par exemple aborder des thèmes aussi divers qu'un défilé de mode, l'écroulement d'un bâtiment sur un chantier, un accident de la route ou l'arrêt des transports. Leur utilisation peut mener à une réflexion critique très fructueuse sur la formation en cours qui ne se limitera dès lors plus à la mise en pratique machinale d'outils et de connaissances.
Celle-ci exige la présence de formateurs innovants/créatifs, bien formés, bien soutenus et ayant accès à tout un éventail de matériels pertinents, en rapport avec le métier ou les compétences constituant la base de cet apprentissage. Ceci requiert en outre que les formateurs connaissent les différentes littératies intégrées pour chaque domaine de compétence et qu'ils disposent d'une aide leur permettant d'obtenir des photocopies de matériels adéquats. Par conséquent, plutôt que d'envoyer des apprentis illettrés dans des cours d'alphabétisation, il paraît plus judicieux d'avoir des formateurs qui emploient régulièrement ces littératies, par exemple des artisans ou des commerçants qui aideraient les apprentis au moyen de toutes les techniques du métier, y compris des pratiques de la littératie intégrée.
Le mieux serait, semble-t-il, de combiner les deux éléments (apprentissage professionnel et alphabétisation) plutôt que de les mener parallèlement. En d'autres termes, il faudrait intégrer l'alphabétisation dans l'apprentissage professionnel au moyen des littératies intégrées dans le métier en tant que matériels d'enseignement et d'apprentissage, de manière à ce que l'alphabétisation se range aux côtés des autres savoirs à acquérir au lieu de rester à l'écart. Il conviendrait aussi sur cette base d'élargir le champ de la littératie pour qu'en fin de formation, l'apprenti ait recours dans la mise en pratique quotidienne de ses connaissances à un vaste éventail de matériels pertinents (journaux, magazines, etc.) plutôt qu'à un nombre restreint de matériels strictement limités.
Pour parvenir à cela, l'alphabétisation ne devra pas avoir lieu à part, il faudra tout simplement l'inclure dans le programme de formation en enseignant aux apprenants à se servir des textes, tout comme ils apprennent à se servir d'un burin, d'une truelle ou d'une machine à coudre.
1 Le mot «littératie» désigne l'aptitude à comprendre et à utiliser l'information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d'atteindre des buts personnels et d'étendre ses connaissances et ses capacités (n.d.l.t.).
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