Le programme kenyan d'alphabétisation des adultes fut lancé en grande pompe en 1979. Depuis, le nombre des apprenants n'a cessé de régresser, à un tel point que de fins observateurs se demandent s'il existe encore. Dans cet article, l'auteur se base sur une étude pour décrire les facteurs qui influent sur les faibles taux de participation et sur les raisons qui ont pu conduire à cette baisse de participation. Peter Audi Oluoch vit et travaille au Kenya.
L'éducation est un droit fondamental ancré dans les principales char- tes internationales, entre autres celles des Nations Unies. Partout dans le monde, on se préoccupe en outre de la nécessité d'éduquer les adultes, d'éradiquer l'analphabétisme et de leur inculquer les connaissances professionnelles qu'il leur faut pour améliorer leur productivité économique. Le sous-secteur de l'alphabétisation est par conséquent primordial au niveau de l'acquisition de compétences, en particulier pour les gens qui se trouvent hors du système d'éducation formelle. Dès l'instant où l'on s'aperçut au Kenya que l'analphabétisme constituait un sérieux obstacle au développement, priorité fut donnée à son éradication. Ceci donna lieu au déblocage d'immenses ressources destinées au programme d'alphabétisation mis en place en 1979. Et au départ, le nombre d'inscriptions était très élevé.
Au fil des ans, on commença à s'inquiéter du fait que ce programme qui avait connu un grand boom finissait par s'étioler. Il s'était déguisé en courant d'air. Devenu inefficace et attirant peu de participants, il ne parvenait plus à réaliser les objectifs de l'alphabétisation des adultes. Une étude fut menée dans la municipalité de Kisumu, au Kenya, où le pourcentage des inscriptions s'élevait seulement à 0,253 pour cent en 2005. Cette étude avait pour but d'examiner les facteurs qui avaient contribué à mettre le programme d'alphabétisation des adultes dans cette situation déplorable.
La majorité des adultes qui suivaient des cours d'alphabétisation dans la zone qui fit l'objet de cette étude avaient entre 26 et 35 ans, et étaient allés pendant trois ans à l'école primaire. Ils venaient de régions à faibles revenus et étaient soit paysans, soit petits commerçants. Ils jugeaient que l'alphabétisation pouvait leur permettre d'acquérir des compétences commerciales et d'avoir une vie meilleure. Même ceux qui ne s'étaient pas encore inscrits au programme reconnaissaient le rôle crucial de l'alphabétisation dans le développement socioéconomique. Certains voyaient aussi en elle le tremplin qui leur permettrait de faire d'autres études et de suppléer les occasions de s'instruire qui leur avaient manqué plus tôt. Parmi tous les gens, les non-inscrits étaient ceux qui avaient le plus grand respect pour l'éducation comme passerelle vers de meilleures possibilités professionnelles et des emplois mieux rémunérés.
Le programme ne suivait aucun curriculum: les enseignants décidaient tout seuls du contenu des cours, sans se soucier des besoins des apprenants. Ils enseignaient principalement les «3 R» (expression consacrée signifiant: reading,'riting,'rithmetic, c'est-à-dire la lecture, l'écriture, l'arithmétique n.d.l.t.) et l'expression orale. Certains d'entre eux abordaient aussi avec leurs apprenants adultes des sujets enseignés à l'école primaire. Selon la méthode employée, l'enseignement aurait dû être principalement axé sur l'apprentissage et la recherche de solutions aux problèmes des apprenants, et non sur l'enseignement et la transmission d'informations. Cependant, les enseignants employaient plus volontiers un abécédaire (apprentissage de mots entiers) que la méthode REFLECT ou la démarche qui consiste à n'exclure aucun des domaines du langage bien que ces deux dernières approches soient plus innovantes et plus participatives. Il ressort par conséquent de cela que les enseignants s'opposaient aux innovations pédagogiques qui permettent aux apprenants d'avoir un contrôle sur les sujets étudiés et les cours.
Bien que l'alphabétisation implique que les élèves apprennent dans la coopération, les activités de groupe ou de classe étaient absentes du programme et les apprenants n'avaient pas l'occasion de partager leurs opinions et expériences du fait que l'enseignement était pure- ment magistral. Quelques projets de génération de revenus furent mis sur pied, mais ils n'aboutirent pas. Les enseignants ne donnaient pas de devoirs à leurs élèves et n'organisaient pas d'activités extrascolaires, bien que l'on sache que les apprenants s'ouvrent par exemple plus facilement durant la pratique d'activités sportives que lorsqu'ils sont en classe.
L'étude tenta de présenter en détail le soutien que les apprenants recevaient chez eux, la situation dans les centres d'alphabétisation et les types de matériels disponibles. Elle révéla que les apprenants manquaient à la maison de matériels de soutien. Ils ne disposaient que des manuels scolaires de leurs enfants qui ne correspondaient pas à leurs besoins. Par conséquent, il ne leur restait plus que les centres qui n'étaient pas non plus adaptés aux adultes: les sièges étaient tels qu'ils ne favorisaient pas la concentration des apprenants; les posters qui ornaient les murs étaient destinés à des élèves de maternelle; l'absence de toilettes dans un grand nombre de centres représentait un risque pour la santé.
Certains apprenants étaient en outre contraints de parcourir d'assez longues distances pour se rendre aux centres (200 mètres à 2 kilomètres), ce qui se traduisit par une faible participation.
Les enseignants ne disposaient ni de guides, ni de curriculums, ni d'ouvrages de référence. Par conséquent, il leur était très difficile de déterminer un point de départ pour les apprenants. De ce fait, les cours souffraient d'une absence de contenus détaillés, de suite logique et d'uniformité, et n'étaient pas standardisés. Les apprenants utilisaient des abécédaires désuets et ne disposaient pas dans les centres de matériels de lecture adéquats.
L'on s'aperçut que les enseignants ne se sentaient à leur aise que quand ils enseignaient les «3 R». Ils étaient en grande partie incapables d'enseigner les connaissances dont les apprenants auraient eu besoin dans certains domaines professionnels, d'où les problèmes particuliers que l'on rencontre au niveau de la main-d'oeuvre. En outre, certains apprenants étaient découragés par le fait qu'ils devaient fournir eux-mêmes leurs matériels d'écriture.
La qualité des résultats est déterminée par celle de l'éducation. L'étude révéla que les enseignants n'étaient pas assez nombreux pour mener les programmes d'alphabétisation et que la moitié de ceux en poste n'était pas formée, c'est-à-dire qualifiée. Ils étaient nombreux à ne pas avoir suivi d'éducation formelle et à ne pas être en mesure de dispenser un enseignement de qualité; les animateurs hautement qualifiés sont encore très rares dans le domaine de l'alphabétisation des adultes. En outre, le programme d'alphabétisation ne disposait pas de matériels de lecture adéquats et en quantité suffisante, ce qui influait largement sur les résultats des apprenants et sur la qualité de l'éducation offerte. Pour améliorer cette dernière, des membres de la direction et des superviseurs du programme se rendirent dans les centres dans le but de contrôler les prestations des enseignants sans que la nature de leur intervention ait spécifiquement été définie. De ce fait, ils ne purent pas stimuler le personnel ou le conseiller dans ses activités et sur la manière d'améliorer la qualité des centres et du même coup celle de l'éducation.
Les programmes d'éducation devraient apporter des changements et permettre à leurs bénéficiaires de mieux s'en sortir. Les connaissances acquises dans le cadre de ces programmes se révèlent souvent utiles. Toutefois, tout le mérite ne revient pas au programme d'alphabétisation. Différentes organisations aident aussi les gens à acquérir des connaissances fonctionnelles et de la pratique.
Dans le cas présent, les résultats des apprenants furent uniquement évalués sur la base de leurs prestations en classe et non en fonction d'une amélioration de leur niveau de vie, de leurs revenus ou de leurs interactions sociales. En outre, les enseignants s'accordèrent majoritairement à dire qu'ils n'avaient pas réussi à obtenir de résultats spectaculaires. Par conséquent, l'alphabétisation semblait plus être proposée comme une fin en soi que pour aider les apprenants à résoudre des problèmes socioéconomiques.
Il convient de reconnaître que différentes configurations pourraient influer sur les résultats. L'étude révéla que le programme d'alphabétisation était mené sans que des mesures politiques n'aient fait de l'alphabétisation une priorité de l'éducation et du développement économique. Le ministère de l'Éducation et les organisations qui réa- lisent des programmes en rapport avec l'alphabétisation collaborent très peu ensemble et ne sont pas liés par des accords bien définis.
On s'est aperçu que les contraintes financières constituaient manifestement le plus gros obstacle à l'alphabétisation des adultes. Néanmoins, si on les atténue, il faudra trouver des solutions à différents autres problèmes de l'éducation. Des facteurs convergents découragent les enseignants capables et motivés. Il peut s'agir de l'absence de possibilités d'avancement et de formation, des faibles salaires et du manque d'équipements et de matériels d'enseignement, qui accablent les enseignants d'un lourd fardeau; un problème auquel il faut s'attaquer d'urgence.
Il faudrait encourager les stratégies visant à promouvoir l'accès à l'éducation. Il conviendrait d'organiser des cours exclusivement réservés aux hommes pour inciter les illettrés à s'alphabétiser, un grand nombre de ces hommes hésite en effet à aller en classe avec des femmes. Les centres d'alphabétisation ne devraient pas être installés dans des écoles primaires et il faudrait mener des campagnes pour encourager plus de gens à s'éduquer. Ces centres devraient non seulement proposer des cours permettant d'acquérir des compétences, mais aussi disposer de suffisamment de matériels d'enseignement/ d'apprentissage.
L'étude montra que le programme d'alphabétisation avait mauvaise réputation auprès du public, des enseignants et même des apprenants, ce qui dissuadait souvent les gens d'y participer, accroissant ainsi leur vulnérabilité sociale et économique. Le programme d'alphabétisation était souvent été associé à des échecs. En outre, il ne répondait pas aux besoins des groupes désavantagés et marginalisés de la société, les enseignants n'étaient pas à la hauteur de leur tâche et il ne permettait de passer que des certificats de compétence qui ne sont pas reconnus. Il péchait par l'absence d'un système de certification et d'homologation adéquat. En outre, les gens qui y avaient participé ne s'en sortaient économiquement pas mieux que les illettrés, et les certificats de compétence étaient inutiles pour trouver du travail.
Être illettré est considéré comme une honte. Certains illettrés adultes, particulièrement ceux qui sont respectés au sein de la société, se sentent intimidés et honteux d'être vus dans des cours d'alphabétisation. Les hommes préfèrent renoncer à s'alphabétiser plutôt que d'aller en classe avec des femmes qui obtiennent généralement de meilleurs résultats et leur font honte. Les apprenants adultes ne vont pas non plus aux cours s'ils ont le sentiment que les enseignants ne les traitent pas comme des «adultes» car ils détestent qu'on les sous-estime et sont dégoûtés de devoir utiliser des pupitres conçus pour des enfants.
Les enseignants et les membres de la direction du programme étaient essentiellement des hommes alors que les apprenants étaient principalement des femmes, ce qui causa des problèmes culturels et sociologiques. Certains membres de la direction n'étaient pas des professionnels, ce qui les empêcha d'investir tous leurs efforts dans le renouvellement du programme d'alphabétisation. Ils espéraient en effet obtenir ailleurs des emplois plus lucratifs. Ne possédant pas de formation adéquate, ils ne pouvaient pas remplir leurs fonctions de manière appropriée. En outre, aucun programme n'avait été prévu pour former les enseignants et la direction. Il n'existait pas non plus de programme de formation continue qui aurait permis au personnel de se mettre au courant des innovations aux niveaux des approches et des systèmes d'enseignement. Le programme ne disposait pas non plus de base de données, un élément fondamental pour des prises de décisions et une planification participatives.