Pour les ramasseuses de coquillages de la Province d’Eastern Cape, en Afrique du Sud, le changement climatique est un risque à la fois omniprésent et abstrait qui menace leur base vitale. Le recours aux traditions anciennes consistant à conter des histoires à l’aide de métaphores qui reflètent le monde réel, de même que les échanges concrets avec d’autres groupes qui ont trouvé des solutions à des problèmes similaires, ont pu leur faire comprendre les origines écologiques de la dégradation de la vie marine mais aussi la nécessité – et la faisabilité – de réhabiliter la côte et de collecter les coquillages et les crabes dans le respect de l’environnement.
Bien des choses ont été dites au sujet du changement climatique et de ses impacts prévus sur les communes rurales d’Afrique. On a toutefois très peu parlé sur la façon dont il faudrait faciliter l’apprentissage au plan local, en empruntant des voies aidant les gens avec leurs capacités à s’adapter aux impacts du changement climatique et de la dégradation de l’environnement. Pour aussi présent qu’il est en permanence, le changement climatique n’en demeure pas moins un risque quelque peu abstrait, difficilement discernable et contre lequel il est malaisé d’entreprendre quoi que ce soit, notamment quand on fait les frais de ses conséquences comme c’est le cas de la plupart des communes rurales en Afrique australe.
Notre récit d’apprentissage repose sur une collaboration avec des ramasseuses de coquillages à Hamburg et Ngqinisa, deux communes côtières de la province d’Eastern Cape, en Afrique du Sud. Bien que ce métier ne soit pas directement axé sur le changement climatique, il illustre en général la façon dont les communautés concernées prennent connaissance de ces risques et apprennent d’autres pratiques. Les groupes de femmes avec lesquelles nous avons travaillé se voient confrontés à des risques comparables à ceux d’autres groupes de population d’Afrique du Sud vivant dans un dénuement extrême et devant faire face aux défis que présente la perte des ressources marines dont ils sont tributaires. Les revenus moyens des ménages des femmes avec qui nous avons travaillé variaient dans la région entre 80 et 100 USD par mois, sachant que la plupart des femmes avaient entre six et neuf enfants à leur charge – dont un certain nombre étaient des orphelins du SIDA qui frappe leur communauté. Notre objectif était de comprendre comment les femmes apprennent à modérer les risques dans une telle situation.
Femmes récoltant des coquillages dans les communes côtières d’Hamburg et de Ngqinisa
Source: Siân Davies
Il nous fallait créer et développer des espaces d’apprentissage et des matériels éducatifs capables de combler le fossé entre l’univers des connaissances et celui de la réalité – entre les explications écologiques des savants et des défenseurs de l’environnement, et la pratique au quotidien du ramassage des ressources marines pour survivre. Pour cela, nous décidâmes de nous concentrer sur l’élaboration de méthodes de coapprentissage, et eûmes d’abord recours à une approche reposant sur des récits en images.
Nous commençâmes par demander aux femmes de nous faire le récit d’épisodes qu’elles avaient vécus au cour de leurs activités de ramassage. Au début, leurs récits mettaient l’accent sur l’abondance des ressources disponibles et même sur la croyance que ces ressources croissaient. Par conséquent, affirmaient-elles, les limites imposées pour le ramassage représentaient des privations superflues, notam ment dans ce contexte de pauvreté. Des photos prises par chacun de nous (femmes et scientifiques) de la côte rocheuse et des pratiques de ramassage nous permirent d’illustrer de façon plus précise le tarissement réel des ressources côtières. Après avoir regardé ces clichés, les femmes se mirent à modifier leurs récits. Elles commencèrent à parler davantage de la perte des ressources et de ses conséquences possibles pour leurs revenus – et leurs moyens d’existence. De ceci ressort que l’emploi de photos a poussé les femmes à prendre davantage conscience d’ellesmêmes et leur a permis de commencer à parler des réalités de l’amenuisement des ressources. Reconnaître la diminution des ressources n’empêcha pas les femmes de continuer de croire que les ressources marines ne pouvaient pas complètement s’épuiser ni qu’elles ne se tariraient jamais.
Regarder des photos a incité les participantes à réfléchir à la façon dont s’amenuisaient les ressources côtières
Source: Siân Davies
En écoutant les récits relatés par les femmes, nous finîmes par prendre conscience que ces dernières avaient peu d’occasions de s’instruire tant qu’elles étaient «piégées» dans les limites de la réalité de leur contexte professionnel qui limitait leur capacité à prendre des engagements cruciaux et des décisions. Comment pouvaientelles mieux prendre connaissance du danger et d’autres pratiques? Mettre en œuvre des programmes éducatifs maintenant ces communautés confinées dans leur propre situation sans pouvoir obtenir de nouvelles informations et se faire une idée d’autres pratiques, aspects, contextes, environ-nements ou connaissances revient à les laisser en permanence dans une position désavantageuse.
Pour permettre aux femmes des deux communes d’apprendre d’autres personnes et de tirer des enseignements d’autres contextes, nous avions prévu un voyage dans une autre commune, Coffee Bay, située sur la côte à quelque 500 km au sud, à l’occasion de laquelle elles purent observer et parler à des habitants d’autres communes, qui mettaient en œuvre des méthodes de réhabilitation des ressources côtières. Nous étions néanmoins tout à fait conscients que pour tirer profit de cette expérience, les femmes devaient comprendre l’écologie des espèces marines en question et qu’elles devaient pour cela disposer des concepts écologiques et du vocabulaire indispensable à une telle démarche. Il nous fallait par conséquent trouver une méthode pour introduire ce vocabulaire de façons qui feraient non seulement le lien avec des concepts et expériences familiers dans le contexte socioculturel des ramasseuses, mais qui en seraient également issus.
Nous nous tournâmes vers l’emploi de métaphores, une méthode largement utilisée dans la cosmologie isiXhosa et l’un des éléments clés de la langue et du système de communication isiXhosas. Nous nous aperçûmes que les métaphores étaient un moyen de combler le fossé entre les connaissances et expériences des femmes, et les connaissances et expériences écologiques ou scientifiques.
Métaphore n° 1: la possession de bétail et, par conséquent, la nécessité de disposer de riches pâtures sont au cœur de la culture et du système de croyance isiXhosas. Une métaphore sur le thème du pâturage fut imaginée pour illustrer la foule de types d’herbes qui forment les pâtures. L’herbe douce fait des vaches grasses, saines et productives. Mais si toute l’herbe douce est brûlée ou mangée, seule poussera l’herbe dure et aigre, la taille des vaches diminuera et celles-ci maigriront, elles cesseront de produire du lait et n’auront plus beaucoup de petits. Nous expliquâmes aux femmes qu’il en va de même dans la mer où poussent de nombreux types de plantes et d’animaux qui vivent ensemble sur les rochers. Les iqongwes (alikreuzels/turbos sud-africains) broutent les algues douces (vertes et rouges), riches en substances nutritives qui poussent à proximité des colonies d’imbazas (moules) et d’huîtres. Si l’on enlève trop d’imbazas et d’huîtres des rochers, les algues douces cessent de pousser et les rochers nus se recouvrent de plantes marines dures et aigres (formant des croûtes roses et grises). Les iqongwes ont moins d’algues douces à manger, leur taille diminue, elles croissent mal et se reproduisent peu.
Les ramasseuses et leurs enfants dégustent des moules fraîches au déjeuner
Source: Siân Davies
Métaphore n° 2: la seconde métaphore portait sur les fermes, et le récit que nous fîmes était en gros le suivant: les hommes et les animaux ne peuvent se reproduire qu’une fois qu’ils sont à un âge où ils ont atteint la maturité sexuelle. Ces adultes peuvent avoir une descendance nombreuse qui deviendra grande et forte. Pour cela toutefois, les adultes devront être en mesure d’accueillir leur progéniture et de la protéger dans l’environnement sûr et productif de la ferme. Quand les jeunes retournent chez eux, il leur faut des adultes pour les accueillir et les protéger. Si les exploitations sont vides, les jeunes les quitteront et ne reviendront plus. Nous expliquâmes aux femmes qu’il en va ainsi dans la mer: les imbazas (moules), les huîtres et les iqongwes (alikreuzel/turbos sud-africains) ne peuvent se reproduire qu’à l’âge adulte, c’est-à-dire vers six mois pour les imbazas (moules) et les huîtres, et vers trois ans pour les iqongwes (alikreuzel/turbos sud-africains). Ces mollusques laissent flotter leur sperme et leurs œufs dans l’eau où ils s’unissent pour produire de minuscules coquillages capables de nager. Ces minuscules coquillages doivent retourner se mettre à l’abri dans leurs colonies sur les rochers. Cependant, ils ne peuvent y retourner que s’ils sont suffisamment peuplés de coquillages adultes pour les accueillir et les protéger. Si les gens ont ramassé trop d’imbazas, d’huîtres ou d’iqongwes sur les rochers, les jeunes ne pourront pas retrouver leur chemin vers leurs colonies. De même, si trop de coquillages adultes sont ramassés, il n’en restera pas suffisamment pour envoyer leur sperme et leurs œufs dans l’eau afin qu’ils puissent continuer de se reproduire. Ainsi, les colonies se dépeupleront de plus en plus.
Métaphore n° 3: nous constatâmes que cette stratégie éducative reposant sur la narration de récits était hautement efficace, et stimulait de nombreuses discussions entre les femmes. En fait, cette démarche aboutit sur une troisième métaphore imaginée par les femmes elles-mêmes. Lors d’une de nos réunions, une poule qui faisait tout pour pénétrer dans la maison afin d’y pondre venait nous interrompre sans arrêt. L’une des participantes désigna la poule du doigt, expliquant que le récit concernant la ferme ressemblait à l’histoire de la poule dans le sens où les poussins de cette dernière ont tendance à vagabonder et que si elle n’était pas là pour les rappeler, ils s’égareraient. Ce fut cette métaphore, imaginée par les participantes à nos recherches, qui nous permit de confirmer qu’elles avaient compris les concepts écologiques de base.
Cette démarche basée sur l’emploi de métaphores donna aux participantes des connaissances écologiques adéquates pour interagir de façon productive avec les ramasseuses de Coffee Bay qui mettaient en place un projet de réhabilitation des colonies des moules. Elles comprenaient la nature et la raison des activités de ce groupe. Elles étaient capables de considérer cette intervention comme une pratique alternative possible pour leurs propres communautés, et lorsqu’elles rentrèrent à Hamburg et Nquinsa, elles organisèrent dans leurs communes une série de réunions pour examiner la possibilité de mettre sur pied un projet de réhabilitation des colonies de moules qui pourrait permettre d’accroître leurs récoltes tout en maintenant en permanence l’accès ouvert aux ressources naturelles essentielles pour leur offrir un gagne-pain supplémentaire et nourrir leurs familles.
En conclusion de ce récit, nous recommandons à ceux qui se consacrent de la sorte à des communautés en péril et vulnérables de prendre le temps d’apprendre avec elles le vocabulaire et les méthodes nécessaires pour leur permettre de modifier leurs pratiques. Mieux connaître les démarches pédagogiques menant à une résilience socio-écologique deviendra probablement l’un des défis essentiels de l’avenir, et sera en même temps un point crucial pour donner aux femmes les moyens de développer leurs capacités à gérer les risques au quotidien et à négocier au sein de communautés marginalisées.