Ulrike Hanemann
Institut de l’UNESCO pour l’apprentissage tout au long de la vie (UIL)
Allemagne
Résumé – Dans l’optique de l’apprentissage tout au long de la vie, la lecture, l’écriture et le calcul sont considérés comme un ensemble de compétences indispensables pour participer à la vie de la société et elles constituent le noyau de l’éducation de base. Toutefois, ce point de vue comporte aussi d’importantes difficultés lorsque l’on veut développer une approche commune de l’alphabétisation (et de l’apprentissage du calcul) en tant que continuum, processus d’apprentissage tout au long et dans tous les domaines de la vie, et tâche transversale qui se retrouvera dans toutes les cibles concernant l’éducation du quatrième objectif du développement durable (ODD) ainsi que dans les seize autres ODD ces quinze prochaines années. La vision d’une « alphabétisation tout au long de la vie » promeut des approches intégrées et holistiques.
Tandis que l’on peut observer un débat animé sur le « bon mélange » et les niveaux de maîtrise des compétences, il est largement admis que l’alphabétisation et l’apprentissage du calcul sont des éléments primordiaux d’un ensemble d’aptitudes essentielles, fondamentales et générales, et de compétences pour le 21e siècle. Ces compétences sont capitales pour effectuer les tâches du quotidien, mener une existence saine, trouver du travail, participer à des activités sociales et politiques, et apprendre de manière autonome. On associe des bases solides de lecture, d’écriture et de calcul avec tout un ensemble d’effets précieux et désirables, y compris l’accès à un travail décent (voir St. Clair, 2010 ; UNESCO, 2016 ; UIL, 2016). Elles permettent d’améliorer la capacité des gens à interpréter et transformer leur situation dans la poursuite de leurs objectifs. De plus, elles sont la base de nombreuses autres possibilités d’apprendre et de se former.
Bien que la notion d’alphabétisation ait évolué ces dix dernières années pour devenir un concept plus nuancé désignant un continuum d’apprentissage englobant différents niveaux de maîtrise des compétences, arriver à un consensus mondial concernant sa définition reste difficile. L’accent mis sur la nécessité de contextualiser l’alphabétisation et de la délimiter comme une pratique sociale – ce qui est nécessaire pour être « alphabète » peut différer en fonction des contextes et de ce que les individus souhaitent faire de leurs compétences en lecture et en écriture – a conduit à un certain degré de relativité du concept d’alphabétisation. En outre, une conception plus large de la littératie et de la numératie comme faisant partie d’un ensemble de compétences de base a aussi ouvert la voie à une prolifération de nouvelles associations avec la littératie à laquelle on adjoint des domaines de connaissance, ce qui donne la littératie numérique, des TIC, informatique, des médias, environnementale, financière, critique, de la santé et juridique, parmi tant d’autres. Bien que bon nombre de ces domaines soient étroitement liés à la capacité à lire, à écrire, à réfléchir et à communiquer, et que certains ajoutent des éléments importants en tenant compte des nouvelles évolutions techniques, certaines créations terminologiques contribuent à édulcorer l’essence du mot « littératie ». Cette confusion conceptuelle complique la tâche lorsqu’il s’agit de formuler des objectifs politiques clairs et d’évaluer et de contrôler les résultats et progrès de l’alphabétisation.
Les Objectifs de développement durable (ODD), récemment adoptés par l’assemblée générale des Nations unies (ONU, 2015), et notamment l’ODD 4 – le Cadre d’action Éducation 2030 « Vers une éducation inclusive et équitable de qualité et un apprentissage tout au long de la vie pour tous » (FME, 2015) – place ce débat dans une nouvelle perspective. Éducation 2030 met en relief une approche de l’apprentissage holistique et tout au long de la vie. Aborder l’alphabétisation dans une véritable optique d’apprentissage tout au long de la vie nécessite une conception théorique, politique et pratique plus profonde de la « littératie » et des « compétences de base ». Cet effort demande que l’on relève tout un ensemble de défis comme trouver un consensus sur ce que signifient « littératie » et « compétences de bases » au 21e siècle. Nous devons élargir la vision que nous avons des mutations rapides dans un monde de plus en plus complexe et ancrer l’alphabétisation et les compétences de base dans une dimension opérationnelle du point de vue de l’apprentissage tout au long de la vie comme il en a été convenu au plan mondial.
Le mot « littératie » désigne habituellement la capacité à lire des textes. La numératie, comme les documents la véhiculent, est souvent adjointe (voire perçue) comme un complément à la littératie. Toutefois, la cible 4.6 de l’ODD 4 : « D’ici à 2030, veiller à ce que tous les jeunes et une proportion considérable d’adultes, hommes et femmes, sachent lire, écrire et compter » parle de la numératie comme d’une « compétence clé ». On parle aussi de plus en plus des compétences linguistiques, en reconnaissance du fait que la plupart des gens vivent dans des milieux linguistiques divers et qu’ils doivent communiquer, par oral et par écrit, dans des langues et écritures diverses. En plus, des enquêtes internationales sur les compétences des adultes (p. ex. le Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes [PIAAC], OCDE, 2016) ont commencé à inclure « la résolution de problèmes dans des environnements technologiques » dans leurs cadres d’évaluation. C’est reconnaître le fait que la capacité à utiliser la technologie numérique, les outils de communication et les réseaux par le biais des technologies de l’information et de la communication (TIC) est indispensable au 21e siècle.
Toutefois, il est de plus en plus difficile de définir clairement ce que la littératie englobe. C’est principalement dû à trois raisons : (1) la diversité des utilisations pratiques de la littératie, permettant aux individus et aux collectifs de poursuivre leurs objectifs ; (2) la littératie est associée à des contexte variables, qui évoluent et changent au fil du temps ; (3) la littératie est intimement liée à la langue, à la culture, à la communication, à la production de savoir, à l’esprit critique, aux opinions, aux idées, à la résolution de problème et à l’apprentissage autonome, pour ne citer que quelques-unes des dimensions qui font la complexité de la littératie au 21e siècle.
S’alphabétiser ne revient pas juste à acquérir des connaissances (p. ex. de l’alphabet, de l’écriture et de la langue) et des compétences (p. ex. lire avec aisance et comprendre ce que l’on lit), cela concerne aussi les états d’esprit, dispositions et motivations (p. ex. des apprenants sûrs d’eux et autosuffisants utiliseront probablement plus largement leurs compétences en lecture, en écriture et en calcul) ainsi que les valeurs (p. ex. être capable d’évaluer avec un esprit critique l’objet d’un message ou faire un usage responsable des réseaux sociaux pour communiquer avec différents destinataires). En résumé, la littératie fait référence à la capacité ou l’aptitude à transformer efficacement le savoir, les compétences, les états d’esprit et les valeurs en action lorsque l’on se trouve en présence d’un texte (manuscrit, imprimé ou numérique) dans un contexte de demande en perpétuel changement. Par conséquent, il est plus précis de donner à la littératie la signification d’une compétence ou d’un ensemble de compétences plutôt que d’une simple aptitude. Bien que dans beaucoup de pays (et de langues) on ne fasse pas clairement la distinction entre « aptitudes » et « compétences » (p. ex. dans les pays francophones) et que ces deux termes soient souvent interchangeables, certains pays ont commencé à parler de la littératie comme d’une « aptitude essentielle » (p. ex. le Canada), d’une « aptitude de base » (p. ex. la Grande-Bretagne), d’une « compétence clé » (p. ex. l’OCDE dans le PIAAC) voir même d’un « potentiel de littératie » (p. ex. l’Australie).
Il y a une distorsion entre la complexité croissante de la littératie et la nécessité d’employer une terminologie claire et intelligible pour tout le monde. En même temps que nous reconnaissons la « pluralité » de la littératie (UNESCO, 2004) et des pratiques d’alphabétisation, sa multidimensionnalité et sa dynamique en tant que pratique sociale, et sa complexité croissante dans un monde en rapide mutation et extrêmement inéquitable, nous risquons de contribuer à la confusion et à l’édulcoration de son sens profond lorsque nous employons ce terme métaphoriquement pour désigner des compétences ou aptitudes de base dans des sens autres que ceux directement liés au texte écrit (Lind, 2008). Il serait par conséquent prudent de limiter l’emploi de ce terme aux pratiques liées à la langue écrite (manuscrite, imprimée ou numérique) comme moyen de communication.
L’acceptation de la notion d’alphabétisation en tant que continuum d’apprentissage englobant différents niveaux de maîtrise des compétences est une des évolutions les plus importantes de la dernière décennie dans la conceptualisation de l’alphabétisation. Cette conception rejette la simple dichotomie entre « alphabète » et « analphabète » toujours utilisée dans les rapports statistiques sur les « taux d’alphabétisation » ou les « taux d’analphabétisme » qui s’appuient souvent sur des estimations au lieu d’être mesurés par le biais de tests directs. À la place, cette notion conçoit l’alphabétisation comme un continuum de niveaux de maîtrise des compétences s’étendant à tout un éventail d’utilisations différentes. Bien que les niveaux de maîtrise requis et la façon dont les gens emploient leurs compétences en lecture et en écriture dépendent de contextes spécifiques, le seuil minimum d’alphabétisation à atteindre par tous les citoyens d’un pays doit être fixé au plan politique et évoluer au fil du temps.
Au plan mondial, le texte explicatif de la cible 4.6 de l’ODD 4 établit des : « niveaux pertinents et reconnus de maîtrise des compétences fonctionnelles en lecture, en écriture et en calcul équivalents à ceux qui permettent d’acquérir un enseignement de base suivi dans son intégralité » (FME, 2015 : 15). Ceci correspond au niveau envisagé dans l’objectif 4 de l’Éducation pour tous (EPT) demandant « d’améliorer les niveaux d’alphabétisation des adultes […] d’ici à 2015 et assurer à tous les adultes un accès équitable aux programmes d’éducation de base et d’éducation permanente » (FME, 2000 : 16). Bien que l’adjectif « fonctionnel » ne contribue pas vraiment à préciser le concept et que c’est un qualificatif quelque peu superflu (l’alphabétisation est toujours « fonctionnelle » étant donné qu’elle outille les gens avec des aptitudes/compétences qui leur permettent de « fonctionner »), la déclaration concernant le niveau de compétences nécessaires – éducation de base – a des implications majeures : elle instaure un certain seuil minimum à atteindre par tous en lecture, en écriture et en calcul. Cet objectif ambitieux implique d’élargir la vision de l’alphabétisation. Cela exige une continuité des processus d’apprentissage, allant au-delà de l’alphabétisation au niveau élémentaire. La lecture, l’écriture et le calcul, avec d’autres compétences fondamentales, sont au cœur de l’éducation de base. Elles se développent au fil d’un enchaînement de niveaux de compétence allant de la lecture d’une phrase simple et de sa compréhension à l’exécution de tâches plus difficiles autour d’un texte complexe et de toutes sortes de représentations graphiques. Au lieu d’organiser des cours d’alphabétisation de courte durée, il est nécessaire de proposer aux jeunes et aux adultes des programmes complets d’éducation et de formation de base, répondant à des besoins et contextes sociaux et économiques (changeants).
Selon une définition opérationnelle proposée par l’UNESCO, l’éducation de base couvre des notions comme l’éducation fondamentale, élémentaire et primaire/secondaire ; elle dure un minimum de neuf ans et s’étend progressivement à douze ans (dans l’éducation formelle) ; elle prépare l’apprenant à poursuivre son éducation pour mener une vie active et être un citoyen impliqué ; elle répond à des besoins éducatifs de base comme l’apprentissage de l’apprentissage, l’apprentissage du calcul, de la lecture et de l’écriture, et l’acquisition de connaissances scientifiques et technologiques comme on les emploie au quotidien ; elle est dirigée vers le plein épanouissement de la personnalité humaine ; elle développe la capacité à comprendre et l’esprit critique ; enfin, elle inculque le respect des droits et valeurs humains, notamment la dignité humaine, la solidarité, la tolérance, la citoyenneté démocratique et le sens de la justice et de l’équité. En outre, il faut offrir une éducation de base équivalente aux jeunes et aux adultes qui n’ont pas eu l’occasion ou la possibilité de recevoir une éducation et de la terminer à l’âge voulu (UNESCO, 2007).
La notion d’alphabétisation exprimée dans la cible 4.6 de l’ODD 4 procède de cette vision large de l’éducation de base, qui inclut des compétences de base tout en se fondant sur la vision de l’apprentissage tout au long de la vie.
L’apprentissage tout au long de la vie devient de plus en plus important comme principe organisateur essentiel pour toutes les formes d’éducation et d’apprentissage dans un monde en rapide mutation. Bien qu’apprendre est une absolue nécessité pour chacun, c’est particulièrement important pour les personnes et groupes défavorisés qui ont été exclus de la scolarité formelle ou n’ont pas réussi à acquérir des compétences de base par ce biais.
La vision de l’apprentissage tout au long de la vie a évolué ces deux dernières décennies et elle est constamment présente dans le discours politique du 21e siècle. Fondé sur des valeurs émancipatrices, humanistes et démocratiques, le concept d’apprentissage tout au long de la vie est ancré dans l’intégration de l’apprentissage et de la vie, et couvre des activités d’apprentissage pour des gens de tous âges, dans toutes les situations de la vie (p. ex. à la maison, à l’école, au sein de la communauté ou au travail) et dans des cadres formels, non formels et informels qui, pris ensemble, répondent à un vaste éventail de besoins et demandes éducatifs (UNESCO ; 2014 : 2). En outre, la vision de l’apprentissage tout au long de la vie soutient l’idée de jeter des ponts entre différents éléments, acteurs, institutions, processus, sphères de la vie et phases de l’existence pour développer des systèmes d’apprentissage holistiques.
Reconnaître que l’on n’arrête jamais d’apprendre dans une vie s’applique aussi à l’alphabétisation : on apprend la lecture, l’écriture et le calcul, et l’on développe ces acquis avant, pendant et après la scolarité primaire. Cela vaut pour l’apprentissage dans tous les domaines de la vie qui se déroule à la maison, au travail, à l’école et dans d’autres espaces de la communauté. En d’autres termes, il faudrait étroitement associer l’apprentissage de la lecture et de l’écriture à des activités utiles – voire essentielles – pour le développement humain. Au lieu de viser l’« éradication de l’analphabétisme », assurer l’enseignement de la lecture, de l’écriture et du calcul pour tous conduit au développement de « familles alphabètes », de « communautés alphabètes » et de « sociétés alphabètes ».
La vision de l’« alphabétisation tout au long de la vie » promeut des approches intégrées de l’enseignement et de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul comme l’alphabétisation familiale, l’apprentissage intergénérationnel et une alphabétisation intégrée dans des activités de formation professionnelle pratiques et génératrices de revenus. De telles approches concilient davantage l’alphabétisation avec la vie des gens et les différentes raisons pour lesquelles ils doivent ou veulent apprendre à lire, à écrire, à calculer et à communiquer.
L’intention déclarée de la cible 4.6 de l’ODD 4 souligne la nécessité de proposer des programmes d’alphabétisation répondant aux besoins et contextes des apprenants « dans le cadre de l’apprentissage tout au long de la vie (FME, 2015 : 15). Cela implique que l’apprentissage et l’usage des acquis en lecture, en écriture et en calcul soient perçus et traités comme un processus continu et associé à un contexte se déroulant dans et hors des cadres éducatifs, à tout âge et s’étendant à toutes les générations (durant toute la vie). En tant que processus d’apprentissage s’étendant à tous les domaines de la vie, l’alphabétisation doit être associée au développement d’autres aptitudes et compétences. La relier aux questions de développement dans le cadre d’une approche intersectorielle paraît être la façon la plus prometteuse de contribuer à atteindre la plupart des ODD.
Effectivement, l’alphabétisation ne peut déployer toutes ses possibilités de « transformer notre monde » que si nous la conceptualisons et l’opérationnalisons du point de vue de l’apprentissage tout au long de la vie. Cela nécessite : (1) de concevoir l’alphabétisation en tant que processus d’apprentissage continu se déroulant à tout âge et s’étendant à toutes les générations ; (2) d’assurer que les compétences en lecture, en écriture et en calcul soient acquises à un niveau de maîtrise équivalent à celui atteint une fois l’éducation de base achevée ; (3) d’intégrer l’alphabétisation dans le développement d’autres compétences ou de l’y associer et de l’intégrer dans d’autres activités de développement ; (4) d’intégrer l’alphabétisation dans des réformes du secteur tout en entier en vue de créer des systèmes d’apprentissage tout au long de la vie et (5) d’assurer que l’alphabétisation fasse partie des stratégies de développement national ou infranational (Hanemann, 2015).