Rosa María Torres

La nuit où Paulo Freire décéda, Rosa María Torres rédigea ce texte, déjà publié dans le numéro 53 de notre revue, qu’elle lui dédia. À l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Paulo Freire, l’auteur a mis cet article à jour.

Les multiples Paulo Freire1

«ils ne me comprennent pas», me disait-il lors de notre entrevue à São Paulo, vers 1985. «Ils ne comprennent pas ce que j’ai dit, ce que je dis, ce que j’ai écrit».2 Mythifié par les uns, condamné par les autres, incompris par beaucoup, Paulo Freire se distançait souvent de l’image de lui-même et de sa pensée que donnaient les théoriciens et les praticiens, de droite comme de gauche, dans le monde entier. Il ne cessait pas de réclamer de ses critiques (et il aurait aussi pu l’exiger de ses adeptes) de situer historiquement ses travaux, de reconnaître l’évolution de sa pensée et de son autocritique, et de lui concéder, en définitive, le droit de continuer à penser, à apprendre et à vivre au-delà de ses ouvrages, notamment de La Educación como práctica de la libertad (1967) et de La Pedagogía del oprimido (1969), deux de ses livres les plus connus et au niveau desquels beaucoup l’ont virtuellement arrêté, ses partisans comme ses critiques. Le Paulo Freire des trois dernières décennies, celui qui est mort à Saõ Paulo le 2 mai 1997, est un Freire au moins aussi vivant que celui des années soixante et soixante-dix, bien qu’il soit malheureusement ignoré par beaucoup.3

Disciples et détracteurs se sont souvent trouvés d’accord pour réduire Freire à une caricature de lui-même en confinant sa pensée à un unique domaine (généralement à celui de l’éducation des adultes) et en la limitant à une série de clichés ou même à une méthode et à un ensemble de techniques qui y sont liées. Dans le monde, le nom de Freire est évocateur d’alphabétisation, d’éducation des adultes, de conscientisation, de dialogue, d’approche fiable de l’éducation, de cercle culturel, de notion et de thème générateurs, d’univers thématique, d’action-réflexion-action, de codage et de décodage, de recherche participative, de savoir et de réflexion critiques, de rapport dialectique, d’expression, de transformation de la réalité, de pédagogie des opprimés, de culture du silence et de libération culturelle.

certains parlent de la «méthode» (ou de la «méthodologie») de Paulo Freire, d’autres de la théorie de Paulo Freire, d’autres de la «pédagogie» de Paulo Freire, d’autres encore de la «philosophie» (et de la «philosophie anthropologique») de paulo freire, d’autres du «programme» de Paulo Freire, d’autres enfin du «système» de Paulo Freire. Une fois, je lui ai demandé laquelle de ces dénominations le mettait le plus à l’aise. Il m’a répondu: «Aucune. Moi, je n’ai inventé ni méthode, ni théorie, ni programme, ni système, ni pédagogie, ni philosophie. Ce sont les gens qui ont besoin de donner un nom aux choses.»4

«Enseigner n’équivaut pas à transférer des connaissances, mais à créer des possibilités d’en… produire et d’en échafauder.» Freire

Bien que Paulo Freire ait été un citoyen du monde, son nom reste étroitement liéà l’Amérique latine. En Europe, en Amérique du Nord, en Afrique et en Asie, beaucoup d’éducateurs identifient l’Amérique latine à Paulo Freire comme d’autres l’associent à la salsa, à la guérilla, à la révolution, à Che Guevara, à Fidel Castro, à Pelé ou à Maradona. Et pourtant, c’est peut-être en Amérique latine, en particulier au Brésil, son propre pays, que Freire a été à la fois l’objet de l’accueil le plus chaleureux et de la critique la plus dure. Ce qui est certain, c’est que pendant sa vie et après sa mort, ses idées et ses positions ont toujours généré des sentiments violents, déchaîné les passions de ses partisans et de ses opposants, et suscité des interprétations très différentes, voire même diamétralement opposées. Certains voient en lui un être subversif, révolutionnaire, ce qui l’a conduit à la prison et à l’exil, et beaucoup l’associent au marxisme, au socialisme et même au communisme. D’autres le considèrent comme un romantique et un idéaliste, un «humaniste et un culturaliste» tiède, un idéologue de la conscientisation sans projet politique bien arrêté ni proposition de changement social.5 Pour les uns, il représente une philosophie éducative complexe et avancée en théorie et en pratique, pour les autres, une pensée avortée pèchant par défaut de rigueur scientifique et nécessitant une élaboration théorique plus approfondie.

En Amérique latine comme ailleurs, nombre d’admirateurs attribuent à Freire des idées et développements qui, en réalité, font partie de l’héritage historique traditionnel de l’éducation démocratique et progressiste à travers le monde et dont il s’est lui-même inspiré. Ainsi, certains considèrent comme des apports originaux de Freire des points comme le respect dû à l’apprenant et à son savoir, la reconnaissance de la réalité de l’apprenant en tant que point de départ du processus d’enseignement-apprentissage,6 l’importance donnée au dialogue comme moyen pédagogique et même l’invention de termes tels que «praxis»7 ou encore «conscientisation».8 D’autres tombent parallèlement dans l’excès inverse, lui refusant toute originalité ou prétendant depuis longtemps avoir «dépassé» Freire soit sur le plan théorique, soit sur le plan politico-idéologique ou pédagogique, surtout dans le domaine de l’alphabétisation et de l’éducation des adultes. Ainsi, depuis les années soixante-dix nombre de gens n’ont cessé de proclamer qu’ils avaient dépassé le stade de la méthode d’alphabétisation de Freire, réduite par quelques-uns à un ensemble de techniques (technique du mot générateur, dialogue entre l’enseignant et les apprenants, codage et décodage de dessins, etc.)9 et comprise par d’autres comme un ample cadre d’ordre philosophicoidéologique (conscientisation, réflexion critique, unité théorie-pratique, changement social, projet de libération, etc.).10 Ainsi, alors que la plupart des gens voient en Freire le principal initiateur et inspirateur du mouvement latino-américain d’educación popular [éducation populaire], nombre de participants considèrent que ce mouvement est ancré dans une approche critique de l’œuvre freirienne.

«Ceci devrait être le rêve légitime de tout auteur: être lu, analysé, critiqué, amélioré et réinventé par ses lecteurs. » Freire

Freire est généralement perçu comme indissociable de l’éducation des adultes; comme quelqu’un qui a créé une méthode d’alphabétisation pour les adultes (connue indiffremment comme «méthode paulo freire», «méthode psychosociale» ou «méthode de réflexion-critique») leur permettant d’apprendre de façon relativement rapide à lire, non seulement l’abécédaire mais aussi les textes qu’ils rencontrent au quotidien. Freire est en outre perçu comme quelqu’un qui a suggéré l’instauration du dialogue et d’une relation horizontale entre éducateurs et apprenants, et qui a encouragé l’apprentissage actif; comme quelqu’un pour qui l’éducation était conscientisation et la conscientisation un outil pour libérer les analphabètes et les opprimés.

Freire a cependant renié beaucoup de ces perceptions de son travail et les a dénoncées comme autant de lectures erronées de ses idées. D’aucuns seront certainement surpris d’apprendre qu’il n’a jamais revendiqué avoir créé lui-même de méthode – ni de méthode d’alphabétisation, ni de méthode éducative en général – et surtout pas avoir élaboré de pédagogie, de théorie de l’enseignement et de l’apprentissage. Par ailleurs, il a insisté à plusieurs reprises sur le fait que son analyse et sa critique de ce qu’il qualifiait d’«éducation fiable» ne se référaient pas uniquement au domaine de l’éducation des adultes, mais qu’elle s’appliquait aussi à l’éducation dans son ensemble.

L’éducation des adultes – il n’a cessé de le répéter – a tout juste été une porte d’entrée qui lui a permis de porter un regard critique sur l’ensemble de l’éducation

«Beaucoup de gens pensent que je me suis penché sur tous ces thèmes parce que je suis spécialiste de l’éducation des adultes. Non, non et non. Pas du tout. Bien sûr, l’alphabétisation des adultes est une chose que j’ai étudiée en profondeur, mais je l’ai étudiée parce que c’est une nécessité sociale dans mon pays où elle se pose comme un défi. Ensuite, je l’ai étudiée dans le cadre de l’enseignement et de la théorie de la connaissance, mais pas en tant que sujet en soi parce qu’un tel sujet n’existe pas.» (1979)11

Il s’est distancé dans ce sens de ceux qui le citaient souvent et considéraient l’éducation populaire et l’éducation des adultes d’un côté, et le changement éducatif et l’éducation non formelle de l’autre comme étant les mêmes choses

«Il ne faut pas confondre l’éducation populaire avec celle destinée, voire réservée, aux adultes. Le signe distinctif, ce qui définit l’éducation populaire, ce n’est pas l’âge des apprenants, c’est le choix politique». (1985)

De même, il a renié avec force avoir entretenu l’idée d’une éducation non directive dans laquelle éducateurs et enseignants sont considérés comme égaux et où le rôle de l’éducateur est réduit à néant

«L’éducateur qui prétend être l’égal de ses élèves est soit un démagogue, soit un menteur, soit un incompétent. Toute éducation est directive, je l’ai déjà dit dans La Pedagogía del oprimido».

(1985)

Freire a été analysé à la lumière des grands pédagogues et des penseurs que l’on associe à l’éducation, et on l’a comparé à eux. Beaucoup l’ont identifié au mouvement de l’«école active» et ont établi toutes sortes de liens entre lui et certains de ses plus éminents initiateurs (Dewey, Decroly, Montessori, Claparède, Freinet). D’autres ont associé son nom à celui d’Illich et de son projet de déscolarisation. Dans les deux cas, Freire s’est distancé tant de l’école active

«L’école active a certainement pris une large part à l’enrichissement de la méthode. Elle critiquait le rapport entre enseignants et apprenants de même que la segmentation de l’école traditionnelle, mais elle n’allait pas au-delà. En ce qui me concerne, je critique aussi le mode de production capitaliste», (1985)

que du projet «déscolarisateur» d’Illich, étant donné que l’idée freirienne n’a jamais été de renier ou de supprimer l’école, mais de la transformer

«Celui qui étudie Illich, en retire l’impression que l’école, en tant qu’institution, possède une essence démoniaque, ce qui revient à dire qu’elle est immuable. À mon avis, c’est seulement en analysant la force idéologique qui est derrière l’institution qu’est l’école que nous pouvons comprendre ce qu’elle est et pourrait être», (1985)

Freire n’est pas resté étranger à la critique ni à l’autocritique de son œuvre. À maintes reprises il a reconnu l’ingénuité, la subjectivité, l’ambiguïté et le manque de clarté politico-idéologique de ses premiers écrits, et une part de responsabilité dans ce qu’il appelait des «appropriations» ou des interprétations erronées de sa pensée. En particulier, il s’est très souvent référé à la naïveté de l’idée qu’il se faisait initialement de la conscientisation. («J’étais nourri d’une idéologie qui faisait de moi un petit bourgeois intellectuel», admettait-il en 1973.

«J’ai commencé à me sentir préoccupé par l’emploi que l’on fait du mot ‘conscientisation‘. Ce terme s’est tellement appauvri en Amérique latine, puis en Europe que je me refuse à l’utiliser depuis au moins cinq ans»,

disait-il en 1974.

«Une lecture moins naïve du monde ne veut pas dire pour autant que l’on s’engage à lutter pour le transformer et sous-entend moins encore une transformation en soi, comme semble le prétendre la pensée idéaliste»,

insistait-il en 1986, alors que lui était décerné, à Paris, le prix «éducation pour la paix» de l’UNESCO).

Freire, encore (ou plus) une référence?

Les idées de Freire sont-elles encore ou plus une référence? C’est un thème qui est sur le tapis depuis quelques temps déjà. En ce qui concerne l’Amérique latine, on s’est récemment divisé en deux camps: ceux pour qui Freire représente une philosophie ankylosée et définitivement ancrée dans un contexte et une période historique déterminés, et ceux qui défendent la validité actuelle de son œuvre. Un survol rapide de l’éducation latino-américaine des trois dernières décennies va nous permettre d’y voir plus clair.

Sur le terrain spécifique de l’alphabétisation/éducation des adultes, des années soixante-dix jusqu’à la moitié des années quatre-vingt, la grande majorité des programmes et des campagnes mentionnaient Freire et disaient s’en inspirer, d’une manière ou d’une autre. Pour le mouvement d’educación popular Freire était une référence incontournable, soit qu’on l’adoptât, qu’on l’adaptât ou qu’on le rejetât. Aujourd’hui, la crise reconnue que vit ce mouvement et sa refondation passent, entre autres choses, par l’abandon de Freire pour les uns et par la relecture critique et contemporaine de sa pensée et de son œuvre12 pour les autres.

L’élan pris, ces dernières années, par l’alphabétisation des enfants et alimenté par des théories, des approches et les méthodologies rénovées dans le milieu scolaire, a rappelé dans notre région l’existence de Freire, renouvelé le débat autour de ses idées et sa mise en parallèle avec des auteurs comme Piaget, Vigotski ou Ferreiro. De la rencontre entre l’alphabétisation des adultes et l’alphabétisation des enfants ont commencé à émerger des constatations sur la proximité de certaines idées de Freire et du constructivisme, autour de thèmes tels que le respect du monde et de l’expérience de l’apprenant, l’alphabétisation en tant que processus créatif impliquant l’appropriation d’un savoir au-delà du simple apprentissage de la lecture et de l’écriture, ou encore l’apprentissage d’une langue écrite en tant qu’acte indissociable de son contexte.13

Quant au domaine éducatif dans son ensemble, si l’on jette un coup d’oeil sur la production intellectuelle liée à l’éducation latino-américaine des trois dernières décennies, on remarque que, tandis qu’elles abondaient dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, les mentions de Freire se sont peu à peu espacées et ont fini par disparaître. Cette décroissance coïncide avec les idéaux qui orientaient l’éducation latino-américaine à l’époque, idéaux qui s’articulaient autour d’objectifs de développement, de démocratisation et de transformation sociale. Ce contexte a non seulement fait disparaître Freire, mais aussi d’autres penseurs, de l’éducation – de domaines aussi variés que la philosophie, la sociologie, l’histoire, les sciences politiques, l’anthropologie ou la linguistique – auxquels se sont peu à peu substitués la pensée d’économistes, d’administrateurs et de politiques, des revues littéraires multinationales, des macro-études axées sur la recherche et les informations quantitatives, et de nouveaux protagonistes tels que la Banque mondiale sur la scène internationale de l’éducation.14

Cependant, jamais Freire – sa présence, ses idées, son influence sur la pensée des autres – n’a perdu de son actualité. Malgré ceux qui l’ont relégué aux années soixante-dix et au domaine exclusif de l’alphabétisation des adultes,15 Freire a continué à vivre, à apprendre, à penser et à progresser; en 1964, il a quitté – contraint et forcé – son Brésil natal et parcouru le monde avant de rentrer dans son pays en 1990, disposé à «tout apprendre de nouveau» comme il le disait lui-même. De 1989 à 1992, il a été secrétaire de l’Éducation dans la municipalité de São Paulo, la ville la plus peuplée du Brésil (30 millions d’habitants). Au fil de toutes ces années il a perdu sa première femme – Elza – et s’est remarié – «Nita m’a rendu la vie», m’a-t-il dit une fois; il a publié de nombreux livres, participé aux activités d’un grand nombre d’associations, de groupes et de comités, et reçu une foule de prix et d’hommages internationaux, y compris la médaille Comenius que lui remit l’UNESCO en 1994.

Sont restées à l’arrière-plan, l’alphabétisation et l’éducation des adultes dont ses partisans et ses critiques demeurèrent captifs et auxquelles tous paraissaient vouloir inexorablement le reléguer. Ses lectures, ses préoccupations et ses réflexions ont recouvert des thèmes très variés qu’il a amalgamés à ses ouvrages précédents tout en maintenant le dialogue avec l’époque et les réalités nouvelles. Le Freire des années quatre-vingt, et surtout celui des années quatrevingt-dix est un Freire qui se préoccupe des thèmes de la politique éducative et des différents aspects de la réforme scolaire – financement, curriculum, pédagogie, formation des enseignants, administration – dans une quête qui, au-delà des optiques sectorielles et des approches fragmentai res, veut toujours découvrir la totalité du processus de l’éducation. Les enseignants sont devenus un thème prépondérant de sa pensée et de son œuvre: ses derniers livres – en particulier Profesora sí, Tía no: Cartas a quien pretende enseñar (1993) et Pedagogía de la autonomía (1997) – sont entièrement dédiés aux enseignants et consacrés au thème de l’enseignement. Freire a convaincu l’éditeur de tirer cet ouvrage, son dernier, à 30 000 exemplaires et à le vendre 3 réaux (3 US$) pièce, car l’auteur voulait que les enseignants y aient massivement accès. L’édition a été effectivement épuisée en quelques jours.

«Le respect de l’indépendance et de la dignité de chacun est un impératif éthique et non une faveur que nous pouvons nous accorder les uns les autres.» Freire

Comme il l’a lui-même rectifié lors de notre entrevue de 1985 à São Paulo, nous n’avons pas affaire à Freire, le schizophrène à deux faces: le premier des Freire et le dernier. Il y a un seul et même Freire en mouvement, dans un état d’apprentissage permanent et en réflexion perpétuelle sur son propre travail. Porté au pinacle par les uns et maudit par les autres alors qu’il débutait à peine, son œuvre trop facilement et trop rapidement convertie en théorie et en méthode, il s’est vu refuser, par ses partisans comme par ses critiques, le droit à l’erreur et à la rectification, à la progression et au perfectionnement, de même que le droit de continuer à développer ses idées ainsi qu’il doit être permis à quiconque, ainsi que le requiert tout intellectuel sérieux et honnête.

En fait, relire Freire, c’est toujours découvrir quelque chose de neuf. Encore faut-il, pour découvrir cette nouveauté, avoir soi-même progressé depuis la dernière lecture.

Les multiples Paulo Freire

  • Lors d’une conversation à l’aéroport de Bombay, en Inde, un jeune Pakistanais me révèle qu’il a décidé de devenir enseignant après avoir lu un livre de Paulo Freire.
  • Rapport d’un programme éducatif mené dans une prison, à Ste-

    Lucie, dans les Caraïbes anglophones: «Nous avons découvert que la méthode de Paulo Freire était pétrie de difficultés parce que la difficulté faisait partie du processus d’apprentissage. Plutôt que des obstacles insurmontables, les difficultés étaient des problèmes à résoudre dans une situation de dialogue et à transformer, en tant que tels, en autant d’apports au processus d’apprentissage.»16

  • Un livre sur la décentralisation de l’éducation en Argentine mentionne que les conseils d’écoles, créés en 1988, s’inspiraient de certains principes érigés par l’éducation populaire et par Paulo Freire, étant donné que le fait pour les parents, les élèves et les professeurs de diriger collectivement l’école supposait

    «que l’on rende à ces individus les espaces d’intervention et de décision qui leur avaient été retirés lors de l’établissement des systèmes scolaires traditionnels par l’État».17

  • Dans un train qui va de Williamsburg à New York, un homme lit la pédagogie de l’opprimé. Un contrôleur passe et lui demande si l’auteur de son livre est vraiment un communiste. Le lecteur explique qu’on l’a dit uniquement pour le discréditer et que Freire ne fait que défendre la justice et le peuple.
  • En Équateur, une institutrice raconte qu’elle utilise la méthode de Paulo Freire qui, dit-elle, consiste «à faire parler les enfants quand ils en ont envie et à les faire écrire avec leurs propres mots».
  • Lors d’un symposium sur l’éducation des adultes, en Afrique, on se demande si «la méthode de Paulo Freire» peut être appliquée au Botswana. L’un des participants est d’avis qu’elle y est adéquate parce «qu’elle contribue à la conscientisation, étant donné qu’elle passe par le dialogue». Un autre n’est pas d’accord car, dit-il, «Freire propose de changer toute la société, et le champ de réflexion et d’action des communautés rurales est limité».
  • Au cours d’un séminaire international sur l’éducation, une européenne dit que sa fille de huit ans a appris à mettre en doute ce que disent les livres et ce qui est enseigné à l’école. Elle affirme que, sans le savoir, sa fille est disciple de Paulo Freire.
  • Lors de la visite d’un centre d’alphabétisation dans un quartier périphérique du Caire, l’une des enseignantes me demande si je peux lui envoyer un livre de Paulo Freire dont elle a entendu parler.
  • Pendant une réunion sur la Convention des Droits de l’Enfant, un professeur d’université nord-américain explique qu’un collègue à lui est en train de mettre sur pied une méthode pour s’occuper des adolescents à problèmes dans une école publique des États-Unis, méthode qui s’inspire de «celle de Paulo Freire».
  • Au Népal, le directeur d’une école rurale me raconte qu’il a lu autrefois un livre de Paulo Freire (le titre lui échappe) et que c’est comme cela qu’il a appris «que les analphabètes ne sont pas des ignorants et qu’il méritent d’être respectés».
  • En Afrique du Sud, en 1993, lors d’un congrès national sur l’éducation des adultes, beaucoup de participants ont été surpris de découvrir que Paulo Freire était toujours vivant et continuait à écrire. Le régime de l’apartheid, qui avait longtemps interdit qu’on le lise, avait atteint son véritable but: éliminer non seulement les livres de Freire, mais aussi leur auteur.
  • Un programme de formation continue d’enseignants, au Madhya Pradesh, région de l’Inde, dit avoir trouvé dans les écrits de Paulo Freire et dans sa philosophie concernant les opprimés son inspiration pour délimiter les principes de participation et d’autonomisation de l’enseignant sur lesquels il est fondé.
  • Un couple de médecins japonais qui m’aident à déchiffrer le menu dans un restaurant de Tokyo, disent avoir lu et apprécié deux livres d’auteurs latino-américains: La Pédagogie de l’opprimé de paulo freire et Cent ans de solitude de gabriel garcía marquez.

Sur toute la planète, dans les lieux et parmi les cultures les plus divers, chacun a découvert chez Freire ce dont il avait essentiellement besoin et ce qu’il voulait y trouver. Et c’est là justement que réside en partie la raison de cette multitude d’interprétations de son œuvre.

Peut-on savoir, peut-on se mettre d’accord sur ce qu’a dit Freire ou sur ce qu’il n’a pas dit? Lui-même n’aurait pu supposer – ni peutêtre même imaginer – l’infinité de Freire inventés par les gens dans le monde entier.

Dans cette optique, il importe peu que certains l’aient mieux compris que d’autres. La plus grande contribution que Paulo Freire nous a apportée réside peut-être dans le fait qu’il a réussi à établir le contact et à communiquer avec les fibres les plus affectueuses et les plus authentiques de tant de gens – rassemblés en une véritable Tour de Babel d’âges, de races, de religions, de positions économiques et idéologiques, de niveaux d’instruction et de professions –, qu’il est arrivé à leur faire comprendre qu’il existe quelque chose qui s’appelle éducation et quelque chose qui s’appelle pauvreté et oppression, qu’il existe un rapport entre les deux, et que cette relation peut être complice ou ennemie, qu’elle peut servir à opprimer comme à libérer. Paulo, le grand communicateur, le grand inspirateur, est parvenu à faire découvrir et à tirer le meilleur d’elles-mêmes à des millions de personnes à travers le monde: leur côté humain, tendre, généreux, compatissant, la conviction et l’énergie nécessaires à se convertir en volontaires, en inventeurs, en héros, en révolutionnaires. Dans un monde où la richesse comme la pauvreté augmentent de façon anarchique, un monde où l’individualisme annihile le sens commun et la solidarité la plus élémentaire, où l’on proclame non seulement la fin des idéologies, mais aussi la fin du travail, Freire n’a cessé de parler jusqu’au bout d’espérance, de libération et d’utopie, des termes, paraît-il, surannés et obsolètes, et que beaucoup ont abandonnés.18

C’est cela en définitive qui a imprégné sa vie et fait la grandeur de son œuvre: le message d’espérance, de combat, de persévérance et non de résignation. Par sa vie comme dans sa mort, Paulo Freire nous a laissé un héritage bien plus grand, bien plus important et bien plus durable que n’importe quelle théorie éducative et n’importe quelle méthode d’alphabétisation.

Notes

1 L’article a été publié dans: Novedades Educativas, N° 96, Buenos Aires, 1997; Adult Basic Education and Training Journal, N° 3, Johannesburg, 1997; Convergence, «A Tribute to Paulo Freire», Vol. XXXI, N° 1-2, ICAE, Toronto, 1998; Adult Education and Development, N° 53, IIZ/DVV, Bonn, 1999; Ana María Araújo Freire (org.), A Pedagogia da Libertação em Paulo Freire,www.fronesis.org Editora UNESP, Sao Paulo, 2001. Voir aussi le site web de l’Institut Fronesis

2 dans: rosa maría torres, Educación popular: Un encuentro con Paulo Freire. cecca/ cedeco, quito, 1986.

3 Afin de simplifier les choses pour le lecteur, nous lui donnons ici une liste chronologique des principales publications de Freire (l’année de publication indiquée correspond à la publication originale): la educación como práctica de la libertad (1967); Educación y concientización: extensionismo rural (1968); Acción cultural para la liberación (1968); Pedagogía del oprimido (1969); ¿Extensión o comunicación? La concientización en el medio rural (1969); Cartas a Guinea-Bissau. Registro de una experiencia pedagógica en proceso (1977); La importancia del acto de leer (1982); sobre educación (Diálogos con Sergio Guimaraes) (1982); educación en la ciudad (1991); Pedagogía de la esperanza: Un reencuentro con la «Pedagogía del oprimido» (1993); Profesora sí, tía no: Cartas a quien pretende enseñar (1993); cartas a cristina (1994); a la sombra de un mango (1995); pedagogía de la autonomía (1997).

4 Conversation personnelle avec Paulo Freire, à Rio de Janeiro, avril 1992.

5 Lors de mon premier voyage à Cuba, au début des années quatre-vingt, il s’agissait d’un voyage d’étude organisé par le ministère cubain de l’Éducation, Freire n’était pas un auteur apprécié. Au contraire, il était en butte à de sévères critiques. Dans l’île, ses ouvrages étaient pratiquement inconnus. À cette époque, il avait toutefois déjà participé aux campagnes nationales d’alphabétisation mises sur pied au Nicaragua et à Grenade, pays qui après la révolution étaient respectivement dirigés par le Frente Sandinista de Liberación Nacional (fsln) et par le new jewel movement (njm).

6 «Championne d’une nouvelle méthode d’apprentissage, la ‘méthode Paulo Freire’, dans la-quelle la réalité de l’apprenant est prise en considération dans le contexte de l’acte d’apprentissage» (Hans Fuchtner, Francfort, dans: M. Gadotti y otros (org.), paulo freire: uma bibliografía, Cortez Editora-UNESCO-Instituto Paulo Freire, São Paulo, 1996, p. 51)

7 praxis est un terme qui porte la marque du théoricien de l’éducation Paulo Freire. Il signifie «le processus d’action et de réflexion des individus sur leur milieu dans l’intention de le tranformer» (dans: praxis, the philabundance newsletter, philadelphia, Fall 1994). En réalité, praxis est un terme qui a été créé par les Grecs anciens, puis retravaillé et réutilisé à profusion dans la philosophie marxiste.

8 conscientisation (concientización) était un terme utilisé par l’ISEB (Instituto Superior de Estudios Brasileiros), créé en 1955 et auquel étaient associés des intellectuels et des spécialistes en sciences sociales brésiliens connus, engagés dans le développement national et l’élaboration d’une pensée brésilienne autonome. Mais c’est Freire qui a donné à ce terme sa renommée mondiale.

9 «Notre méthode – et en cela nous nous éloignons considérablement du mécanisme suivi par Paulo Freire – repose à 85 % sur la logique du langage dans ses dimensions optiques et auditives et seulement à 15 % sur les expériences du langage» (Opération Uspantán, ‘Materiales necesarios’, Guatémala, s/f, mimeo). «Le développement de cette nouvelle méthodologie d’alphabétisation des adultes (PRA- Participatory Rural Appraisal) sort d’une critique de l’optique de Freire qui, par ironie, s’est transformée en nouvelle optique traditionnelle de l’alphabétisation». (Education Action, n°2, ACTIONAID, Londres, juillet 1994, p. 3)

10 «La méthode d’alphabétisation que nous allons utiliser n’est pas seulement une méthode de conscientisation, car, à elle seule, la conscience ne mène à rien. C’est une méthode de dynamisation qui vise à ‘dynamiser’ l’action et la réflexion du peuple» (Equipo de Educación de la Coordinadora de Refugiados Salvadoreños en Costa Rica. cuaderno de orientaciones para el alfabetizador, San José, 1982)

11 «To Know and to Be: A Dialogue with Paulo Freire», Youth Affairs, new delhi, juin 1979.

12 En ce qui concerne cette deuxième prise de position, voir par ex. Rosa María Torres, Educación popular: Un encuentro con Paulo Freire, cecca/cedeco, quito, 1986 et «de críticos a constructores: Educación popular, escuela» et «educación para todos», dans Educación de Adultos y Desarrollo, n°47, IIZ/DVV, Bonn, 1996; Pedro Pontual, «A contribução de Paulo Freire no debate sobre a refundamentação da educação popular», Vitoria, Espirito Santo, 1996 (mimeo); Raúl Aramendi, «Al que entra a un debate sin que lo llamen, lo echan sin que se vaya», dans: educaión de adultos y desarrollo, n°47, IIZ/DVV, Bonn, 1996.

13 voir par ex.: unesco-orealc, Alternativas de alfabetización en América Latina y el Caribe (Seminario Regional, Brasilia, 1987), Santiago, 1988; Regina Hara, Alfabetização de adultos. Ainda um desafio, CEDI, São Paulo, 1991; Vera Maria M: Ribeiro et. al., Metodologia da alfabetização: pesquisas em educação de jovens e adultos, CEDI-Papirus, São Paulo, 1992; Fernando Becker, «Da ação a operação: O caminho da aprendizagem: Jean Piaget e Paulo Freire», université de São Paulo, thèse de doctorat, 1983 (mimeo).

14 Des études sur les réformes de l’éducation en Amérique latine, dans les années 70, consacrent généralement une partie spéciale à Paulo Freire et à l’influence de sa pensée sur le contexte et la période en question (voir par ex. : Germán Rama (coord.), Mudanças educacionáis na América Latina, Situações e condições, UNESCO-CEPAL-PNUD, Edições Universidade Federal do Ceará, Fortaleza, 1983). Cette démarche n’a plus lieu pour les réformes de l’éducation des années 90.

15 Le compte-rendu de la Banque mondiale sur l’état des connaissances en ce qui concerne l’alphabétisation des adultes au niveau mondial (voir Helen Abadzi, What We Know About Acquisition of Adult Literacy: Is There Hope?, World Bank Discussion Papers, n°245, Washington, D. C., 1994) mentionne Freire dans sa bibliographie pour un seul ouvrage – pedagogía del oprimido«La recherche psychologique suggère que, dans les milieux très démunis, le fait d’avoir appris que l’on est sans défense, peut faire obstacle à la motivation (...) C’est cette situation que le fameux promoteur de l’alphabétisation, Paulo Freire, a essayé d’améliorer en développant la conscience des pauvres sur leur condition et en leur apprenant comment s’écrivaient les mots en rapport (par ex.: «pauvreté», «propriétaire terrien»)». Ces deux faits: suspendre Freire dans les années 60 et se référer à la conscientisation comme à une technique pour pousser les pauvres à s’alphabétiser, révèlent une méconnaissance profonde de Freire et de son œuvre. (1968) – et ne le cite qu’un fois dans le chapitre consacré au thème de la motivation:

16 didacus jules, «Education as conscientization: A Case Study of a Prison Literacy Project in St. Lucia», Folk Research Center, st. Lucia, 1978 (mimeo).

17 dans: guillermina tiramonti, «Descentralización educativa en la Argentina: Entre la promesa y el desencanto», dans: Viola Espinola (ed.), La construcción de lo local en los sistemas educativos descentralizados: Los casos de Argentina, Brasil, Chile y Colombia, cide, santiago, 1994, p. 95.

18 «J’aimerais mourir en laissant un message de combat», me disait-il précisément lors d’une dernière interview réalisée en 1994. (Publiée dans: novedades educativas, n°79, buenosaires, 1997).

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