Ce conte par Raúl Leis qui est heureusement juste un mauvais rêve, a été publié dans: «Remedio para la congoja. Cuentos de la calle» by Raúl Leis. Universal Books. Panamá, 2005.
Tout en écoutant le bulletin économique, Federico Sánchez dort dans le hamac qui, sous l’effet de la force d’inertie, se balance en y allant de sa plainte, jusqu’à l’arrêt. C’était la dernière chose qui restait à privatiser.
Il y pensait depuis longtemps et il avait déjà mis au point sa stratégie jusque dans les moindres détails. Quand arriva le moment opportun et que les conditions nécessaires furent réunies, on n’hésita pas à lui délivrer un brevet et à l’inscrire dûment au registre de la propriété industrielle. Les autres responsables du réseau international de l’entreprise se chargèrent de faire de même dans chaque pays, en lançant les mécanismes de production et de distribution au point depuis un bon moment. Les gouvernements s’en lavèrent les mains: il n’y avait aucun mal à ce que l’air soit régi par l’économie de marché, affirmèrent-ils.
L’air. On le commercialisa sous des marques différentes pour le rendre plus compétitif. Évalué selon son degré de pureté, qui se reflétait dans les prix. Annoncé avec force battage publicitaire. Conditionné dans des sacs en plastique et des bouteilles jetables. Teint dans diverses couleurs pour être plus attrayant. Aromatisé à divers parfums de fruits, pour satisfaire tous les goûts. Pour les enfants, avec des ornements et à l’effigie de leurs personnages préférés.
Pauvre air! Celui de mauvaise qualité commercialisé par lots de deux sacs en plastique pour un dollar, vendu au rabais dans les boutiques de bric-à-brac et sur les vide-greniers. L’air dit de luxe, importé des Alpes, de l’Oural et des monts Apennins, présenté comme air de marque dans les boutiques et espaces pour cadres supérieurs. Tant et si bien que le dernier cri en librairie étaient les manuels expliquant comment faire l’amour sous hypoxie.
On annonçait des innovations. Des innovations comme des scaphandres incassables conçus pour les enfants et adolescents hyperactifs, des scaphandres spéciaux pour le sport et l’aventure.
L’air privatisé est aspiré par de grands extracteurs qui le traitent et le commercialisent. Les personnes et animaux domestiques autorisés à vivre portent des bulles personnalisées gérées par une filiale de l’entreprise, qui aménage maisons et immeubles comme des espaces scellés pour accueillir l’air acheté.
La peine de mort s’exécute par simple asphyxie et le suicide est un acte aussi simple que de retirer son scaphandre ou de sortir de sa bulle. Les responsables politiques promettent plus d’air aux couleurs de leurs partis pour obtenir des voix. Le vol de l’air devient le principal délit puni par la loi.
Il y a un marché parallèle de l’air, qui fait l’objet d’un trafic mondial. L’air y est mélangé à des drogues et des stupéfiants. Les «pirates de l’air» sont les délinquants les plus recherchés dans chaque pays. Les mendiants quémandent un peu d’air et les comètes qui voltigeaient autrefois dans l’atmosphère sont devenues des pièces de musée.
Pauvre monde! Dans les zoos, seules survivent les bulles représentatives des espèces sylvestres dont il est avéré qu’elles consomment peu d’air. La désolation règne à la surface de la terre et des océans, saturés de substances contaminantes. Les cultures se font dans des zones réservées en recourant à des produits chimiques et à des manipulations génétiques, et l’élevage de poissons se pratique exclusivement dans des bassins fermés.
Malheur aux pauvres! Ils se livrent à des tours d’adresse pour respirer moins, parce que le coût de la vie augmente. Ils ont perdu la seule chose encore gratuite, car qui ne paie pas, ne respire pas, tout comme celui qui ne travaille pas, ne mange pas. Les villas enflent comme des globes aérostatiques, tandis que les bicoques dégonflées s’effondrent.
Federico se réveille de ce cauchemar avec une sensation d’étouffement. Il respire difficilement. Il se lève et ôte son maillot trempé de sueur. Le silence règne dans la pièce. Il va à la salle de bain et fait sa toilette. Il s’habille et cherche dans la cuisine de quoi petit-déjeuner. La sensation d’étouffement persiste. Il met le ventilateur électrique au maximum.
Il entend au loin les vendeurs ambulants, dont les voix sonnent comme des épées que l’on croise: «Viennoiseries! Pastèques! Poisson! Melons! Journaux! Rémouleur! Air, air pas cher!»
Un souffle chaud sur son visage le réveille. C’est son chien qui le renifle. Il se pince les bras pour vérifier qu’il ne rêve pas. Il se penche pour caresser le chien. Une comète colorée virevolte dans l’azur du ciel.