Amy Skinner
DEEEP/CONCORD
Belgique
Résumé – Il faut considérer l’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM) comme un processus complexe et multidimensionnel. L’ECM peut être une force transformatrice au niveau personnel, au niveau local et au niveau du système. Parvenir à effectuer un suivi de l’ECM en tenant compte de cette complexité serait d’une grande utilité. Cet article présente les résultats d’une recherche sur le suivi et explique les défi s que représente la mise en place d’un cadre de suivi.
L’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM) peut être considérée comme une réponse éducative à une planète de plus en plus mondialisée et interconnectée. C’est un processus éducatif transformateur qui a pour but de créer des liens entre les niveaux local et mondial afin de développer, chez les apprenants, un sens d’appartenance à une communauté mondiale élargie et à une humanité commune. L’ECM apporte par conséquent aux apprenants les compétences, les connaissances et les valeurs nécessaires pour devenir des citoyens actifs aux niveaux local et mondial.
Il n’existe aucune définition mondialement reconnue de l’ECM, le concept et les objectifs font l’objet de nombreux débats, et le terme est même considéré comme non pertinent. On lui reproche d’être une invention avant tout occidentale qui oublie que pour de nombreuses personnes dans le monde, l’accès au niveau « mondial » ou le fait d’être un « citoyen mondial » ne sont pas une réalité quotidienne. Vu ces objections, je pense par conséquent que ce qui importe avant tout, c’est d’ancrer l’ECM dans le contexte local afin de la rendre pertinente et d’éviter d’apprendre des choses abstraites sur des sujets ou des thèmes pouvant paraître étrangers à certains groupes.
C’est en outre une forme transformatrice d’éducation qui utilise des méthodes d’apprentissage participatives et actives visant à encourager la pensée critique et le questionnement, à cultiver l’acceptation et la compréhension de conceptions du monde différentes et à remettre en cause des hypothèses tenues pour acquises. Dans ce sens, elle peut faciliter la transformation à la fois au niveau personnel de l’apprenant et, à plus large échelle, dans la société et les systèmes éducatifs. Ici, l’éducation à la citoyenneté mondiale s’inspire des travaux de Paulo Freire sur l’éducation populaire, et de ceux de Jack Mezirow sur l’apprentissage transformatif.
« La clé du savoir »
Lors de la Conférence européenne Citoyens du monde pour l’éducation ; Éducation à la citoyenneté mondiale coorganisée par DEEEP en 2014 (www.deeep.org), certains participants ont fait plus particulièrement ressortir l’élément transformateur de l’ECM. D’un commun accord, ils ont défini l’ECM comme une forme d’éducation « ne se limitant pas à l’acquisition de connaissances et de compétences cognitives, mais visant à changer la manière dont les gens pensent et agissent individuellement et collectivement » (Fricke et al. 2014 :10).
La définition de l’ECM que nous venons d’évoquer demande un cadre de suivi qui soit en mesure d’en saisir la nature holistique et transformative. Étant donné l’importance du processus, elle demande aussi des modes de suivi tenant compte des processus pédagogiques et du contexte d’apprentissage, mais aussi d’indicateurs plus traditionnels liés aux intrants, extrants et résultats. Alors, comment faire ?
Dans une récente recherche réalisée entre juillet et décembre 2014, DEEEP a entrepris d’analyser le domaine complexe de l’évaluation avec des praticiens de l’éducation de toutes les régions du monde, travaillant tous plus ou moins en rapport avec l’ECM. Nous voulions savoir quels étaient leurs sujets de préoccupation majeurs et ce qu’ils proposaient pour comprendre et assurer le mieux possible le suivi de l’impact de leur travail. Ce qui suit est un résumé de nos conclusions. Le rapport de recherche complet est disponible en ligne. Vous y trouverez une discussion approfondie sur le concept et les objectifs de l’ECM et de son suivi.
Les praticiens du monde et le secteur éducatif formel et non formel estiment qu’il est important de tenir compte des questions énumérées ci-après si l’on veut développer un cadre de suivi.
Il faut changer les manières de concevoir le suivi et l’évaluation. Il faut les considérer comme une opportunité d’apprentissage et un outil de réflexion, d’apprentissage et de changement. Le suivi et l’évaluation peuvent constituer un élément important et inhérent à l’éducation, et non pas un mécanisme de contrôle ou une réponse à une demande externe. Ceci supposerait de faire participer les éducateurs et les apprenants au développement de cadres de suivi, mais aussi de les impliquer dans l’analyse et les leçons à tirer des données collectées afin de les inciter à jeter un regard nouveau sur leurs pratiques et les améliorer.
Bon nombre d’entre eux considèrent que les cadres de suivi peuvent les aider à améliorer les contenus et l’off re d’ECM proprement dite, car le processus de suivi contribue à mieux spécifier les principes de l’ECM, ses objectifs et ses buts. Ces cadres permettent en outre de suivre de plus près les contenus d’ECM et d’en garantir la pertinence au niveau local. Si on s’y prend bien, l’ECM pourrait inclure un mécanisme permettant d’encourager les pays à développer leurs propres contenus et leurs propres programmes afin d' éviter qu'ils n'importent d'autre part des matériels éducatifs inadéquats.
Ceci dit, de nombreux éducateurs du monde entier sont déjà surchargés de travail, et considèrent souvent le suivi et l’évaluation comme un « fardeau » supplémentaire. Ils cherchent donc à se concentrer sur ce qui est mesuré plutôt qu’à faciliter l’apprentissage grâce à des processus d’ECM. En réalité, ce qui est « mesuré » l’est généralement dans les limites de cadres de suivi standard, principalement quantitatifs et axés sur les résultats. Ces cadres ne sont pas adaptés à l’ECM, car ils ne saisissent pas la richesse des processus d’apprentissage, mais plutôt les résultats cognitifs fondés sur les connaissances, alors qu’ils devraient prendre en compte les compétences, les valeurs et les attitudes que l’ECM considère comme si cruciales. Nous avons donc besoin d’un cadre alternatif qui soit capable de saisir la nature holistique et transformative de l’ECM et qui permette de concevoir le suivi comme un processus d’apprentissage autonomisant.
Les praticiens originaires d’un peu partout dans le monde estiment que c’est l’un des défis clés auquel nous sommes confrontés, dans la mesure où l’on ne reconnaît guère le besoin d’ECM ni sa valeur dans les systèmes éducatifs. Ceci se traduit souvent par des façons de voir diff érentes sur l’éducation proprement dite dans un monde globalisé.
S’il est vrai que les éducateurs impliqués dans notre recherche pensent que leur mission éducative consiste à autonomiser les apprenants afin d’en faire des citoyens du monde actifs et critiques, bon nombre d’entre eux ont le sentiment que les décideurs en matière de politique éducative ont d’autres objectifs et considèrent que l’éducation doit préparer des apprenants compétitifs sur le marché du travail globalisé. Cependant, les décideurs en matière de politique éducative et les praticiens ont tendance à tomber d’accord sur le fait que les systèmes éducatifs actuels doivent s’adapter au monde globalisé. Pour de nombreux éducateurs, c’est une occasion pour l’ECM de s’affirmer et de définir des objectifs éducatifs de rechange qui ne soient pas déterminés par le marché.
C’est précisément ce qui se passe à l’heure actuelle, à un moment où les discussions à propos de l’agenda de développement post-2015 et des objectifs de développement durable sont en cours. Dans le domaine des objectifs éducatifs, le débat porte sur une proposition de fixer un objectif d’ECM, et sur l’importance de garantir le suivi de la qualité, et pas uniquement l’accès à l’éducation. Il est clair que l’ECM est une perspective éducative émergente qui s’impose de plus en plus à différents niveaux dans le monde. Un grand nombre de praticiens interrogés dans le cadre de notre recherche estiment que si l’on parvenait à inclure l’ECM dans l’agenda mondial et les objectifs de développement durable, ceci encouragerait les nations à intégrer l’ECM dans leur système éducatif et en même temps, à remettre en question et/ou en finir avec la conception de l’éducation axée sur le marché qui prévaut actuellement.
De nombreux praticiens s’inquiètent néanmoins de se voir imposer des cadres de suivi et des indicateurs universels qui, inévitablement, accompagneraient tout objectif d’éducation à la citoyenneté mondiale faisant partie des objectifs éducatifs. Ils pensent qu’identifier des indicateurs valables pour un large éventail de conditions socio-économiques, de croyances religieuses et de cultures est un défi permanent ; ils craignent également que la présence d’objectifs et d’indicateurs mondiaux néglige la diversité des réalités, des expériences éducatives et des priorités locales, et favorise les idéaux éducationnels occidentaux au détriment des systèmes éducatifs indigènes.
Le respect des réalités locales dans les cadres de suivi, condition sine qua non de la pertinence et de l’impact transformateur de l’ECM, a donc été la préoccupation première et la priorité absolue. Nous citerons ici le commentaire d’un participant à la recherche : « … les plus grands changements ont lieu lorsque les gens ont une vision partagée d’un futur durable idéal, mais aussi lorsqu’ils possèdent les qualités et les capacités nécessaires à tout citoyen du monde pour réaliser cette vision. Si les communautés font elles-mêmes cette démarche, cela a bien plus d’impact que n’importe quelle panoplie de principes imposés de l’extérieur » (Fricke et al. 2015 : 33).
Les praticiens estiment qu’on peut résoudre le dilemme entre local et universel, à condition de combiner des principes universels (sur les processus d’ECM et les caractéristiques de base de la citoyenneté mondiale) avec des indicateurs et des objectifs nationaux, le but étant de montrer de quelle manière et dans quelle mesure les principes universels doivent être respectés, et comment l’ECM est interprétée dans le contexte national. Ceci impliquerait : a) de favoriser « la création, dans chaque pays, d’indicateurs respectant les spécifi cités locales et tenant compte des objectifs mondiaux » et b) d’encourager « chaque pays à comparer ses propres performances à diff érentes étapes du processus, au lieu de se comparer à d’autres pays qui n’ont pas les mêmes contextes » (ibid).
La réponse n’est pas facile, mais nous pensons qu’il est important de faire avancer les choses, de lancer la discussion et de trouver des cadres de suivi de rechange. La plupart des débats sur les indicateurs et les objectifs d’ECM prennent les éléments à évaluer un par un, car ils partent du principe que chaque aspect d’ECM peut être testé individuellement. Avec ce type d’ « approche fonctionnaliste », on risque de ne pas respecter l’esprit holistique de l’ECM, autrement dit, de passer à côté d’un processus d’apprentissage qui tend à développer et à transformer l’état d’esprit des apprenants (mais aussi des éducateurs et du système éducatif). Faire un suivi de l’ECM, ce n’est pas se limiter à analyser l’acquisition de connaissances, de compétences et de valeurs, mais se concentrer au contraire sur le processus et l’interaction entre :
• ce que l’on apprend : connaissances, compréhension, compétences (contenus et aptitudes),
• la manière d’enseigner et d’apprendre (processus),
• comment l’apprenant(e) tire profi t des contenus et de sa participation au processus (action, dans l’apprentissage personnel ou un autre comportement, à l’école, dans la communauté locale ou la société en général),
• la manière dont l’éducateur et l’apprenant (et d’autres parties intéressées) analysent cette relation et modifi ent en conséquence le processus, les contenus et l’action à venir.
Pour terminer cet article, j’aimerais proposer une idée de cadre de suivi qui s’est dégagée de notre recherche. Il s’agit d’un prisme qui saisit à la fois le caractère holistique, transformatif et réfl ectif de l’ECM (voir fi gure 1). Un cadre de suivi intégré de l’ECM qui tiendrait compte des rapports entre les diff érents éléments clés de l’ECM pourrait servir à déterminer dans quelle mesure l’éducation off erte est :
Le cadre pourrait être utilisé pour l’évaluation à diff érents niveaux, y compris :
On pourrait inclure par exemple les questions énumérées ci-dessous.
Ce ne sont que quelques idées, mais nous espérons qu’elles pourront servir de base à des recherches ultérieures sur les cadres de suivi d’ECM appropriés. Il serait bon que ces idées soient discutées entre les décideurs en matière de politique éducative, les éducateurs, les institutions éducatives, les organisations de soutien à l’éducation et aux éducateurs, les ONG et toutes autres personnes (y compris parents et étudiants) s’intéressant à l’éducation. L’exemple donné ci-dessus n’est qu’une suggestion parmi tant d’autres qui ont émané de notre recherche, de sorte que nous vous invitons de tout cœur à lire le rapport et à l’utiliser comme tremplin pour développer des cadres de suivi pertinents à la fois pour vos contextes locaux et nationaux !
Le rapport complet est disponible en ligne sur http://bit.ly/deeepQuality (en anglais).
Andreotti, V. (2006) : Soft versus critical global citizenship education. In : Policy and Practice : A Development Education Review, Vol. 3. http://bit.ly/1QiuxlG
Fricke, H.J.; Gathercole, C. et Skinner, A. (2014) : Monitoring Education for Global Citizenship : A Contribution to Debate. http://bit ly/1zKcrW6
Amy Skinner est chargée de recherche pour DEEEP4 au sein de la Confédération européenne des ONG d’urgence et de développement (CONCORD). Elle est titulaire d’un master en éducation au développement et d’une licence en relations internationales et en études du développement
de l’université du Sussex, Grande-Bretagne. Elle travaille à la fois comme praticienne et chercheuse dans le domaine de l’éducation (à la citoyenneté mondiale).
Contact
DEEEP/CONCORD
10, Rue de l'industrie
1000 Brussels
Belgique
amy.skinner@concordeurope.org