De gauche à droite :
Luís Fernando Soares Zuin
Université de São Paulo, Brésil
Polina Bruno Zuin
Université fédérale de São Carlos, Brésil
Fernando de Lima Caneppele
Université de São Paulo, Brésil
Résumé – Cet article se penche sur des voies pédagogiques empruntées lors du développement de nouvelles approches de formation continue des fermiers. L’objectif est d’associer vulgarisateurs et fermiers dans la création d’un processus d’internalisation lié à l’introduction de nouvelles technologies dans des zones rurales. Les activités d’enseignement et d’apprentissage comportent de nombreux points de contact divers entre des contenus éducatifs scientifiques et techniques issus de l’expérimentation dans des centres de recherche et l’expérience acquise au fil de l’histoire par les fermiers. Les théories de Freire (2001), Larrosa (2017) et Voloshinov (2017) servent pour procéder à l’analyse théorique de cette mise en présence pédagogique.
Durant toutes mes années d’activité consacrées à la recherche sur les formations continues liées au bien-être animal dans des élevages de bétail au Brésil ou dans d’autres pays d’Amérique latine, j’ai constaté un certain nombre de difficultés concernant les voies pédagogiques empruntées dans les stages de formation de courte durée (jusqu’à trois jours) en ce qui concerne l’internalisation de nouvelles technologies. Ces formations avaient un impact négatif sur la mise en œuvre de nouvelles pratiques et les interactions avec les animaux dans ces zones rurales (Zuin et coll. 2014). J’ai souvent entendu les mêmes récriminations de la part des formateurs (souvent qualifiés d’agents de vulgarisation agricole ou de vulgarisateurs agricoles1) des fermiers, des employés agricoles et des membres des familles. Tous parlaient des difficultés qu’ils rencontraient lors de ces réunions pédagogiques alors qu’ils s’efforçaient de changer d’état d’esprit au sujet des activités de production. Les problèmes venaient en partie de la formation que suivent les étudiants en sciences agronomiques au Brésil (comme, par exemple, les agronomes, les zootechniciens et les vétérinaires) (Zuin et coll. 2019).
La méthode d’enseignement utilisée dans les établissements supérieurs d’enseignement agronomiques brésiliens continue de suivre essentiellement une ligne pédagogique monologique. Ainsi, les contenus des cours sont présentés aux étudiants sous forme hiérarchique et unidirectionnelle. Paulo Freire (2001) a désigné ce mode d’interaction de l’expression d’« éducation bancaire ». Il est assez commun que cette méthode pédagogique, à laquelle les professeurs ont constamment recours, soit reproduite par leurs étudiants une fois ceux-ci diplômés et en activité dans des zones rurales. Et ceci entraîne des difficultés, par exemple lorsque l’on tente de mettre en œuvre de nouvelles pratiques de gestion des activités de production. En d’autres termes, quand les vulgarisateurs agricoles interviennent en qualité d’éducateurs, ils se comportent comme ceux qui savent et enseignent. Dans ce type de relations, les fermiers, les employés agricoles et les membres de leurs familles assument le rôle d’élèves dont on attend qu’ils adoptent les connaissances enseignées sans les remettre en question, en les utilisant comme la base pour opérer les changements proposés pour leurs activités de production. Ceci fait partie des préceptes essentiels du diffusionisme technique avancés par Everett Rogers (1962).
Au Brésil, les éducateurs ont instauré au fil de l’histoire différentes voies pédagogiques pour internaliser de nouvelles technologies dans les zones rurales. D’innombrables stratégies d’enseignement ont été présentées pour suivre ces voies dans le but d’atteindre autant d’apprenants différents que possible. Toutefois, les vulgarisateurs agricoles qui enseignent des connaissances techniques dans le cadre de leurs formations manquent souvent de considération à l’égard des apprenants (fermiers, employés agricoles et membres de leurs familles) qui ont à leur actif une riche expérience pratique de la vie.
Des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui, plusieurs organismes de vulgarisation agricole au Brésil ont recouru au diffusionisme comme méthode pédagogique pour introduire de nouvelles technologies sur le terrain, une méthode qui tire son origine des travaux de l’Américain Everett Rogers (1962). Des organismes privés et publics de recherche agronomique y ont eu recours à vaste échelle. Pris comme méthode pédagogique, le diffusionisme comporte des éléments spécifiques d’interaction testés par les sujets durant les activités de formation menées dans le cadre de stages de formation continue. Ici, seuls existent les processus d’enseignement, et ils sont caractérisés par l’expérience passive qu’en font les fermiers. Les connaissances enseignées sont généralement issues d’une expérimentation de la science positiviste et mécaniste. Les informations concernant une technique particulière sont souvent élaborées dans des contextes étrangers à la pratique de la production que connaissent les fermiers dans leur propre environnement. En outre, ces techniques n’ont souvent même pas été testées dans leur domaine.
D’un autre côté, nous nous trouvons en présence d’une situation pédagogique différente dans les zones rurales où les moyens d’interaction reposent sur la pédagogie dialogique de Freire (Freire 2001) et créent ainsi un rapport apprenants-enseignants qui propose une position non hiérarchique du pédagogue par rapport à son élève. L’idée s’appuie sur une notion d’alternance dans laquelle l’enseignant est tour à tour un producteur rural tandis que l’apprenant est le vulgarisateur et vice-versa. Dans un tel processus, il est difficile de discerner qui apprend et qui enseigne. Cette stratégie se caractérise par l’absence de passivité et par une réflexion constante des interlocuteurs au sujet des nouvelles technologies présentées par les vulgarisateurs dans les zones rurales. Dans ce cas, la communication est bidirectionnelle, tous les intervenants ont la même possibilité de s’exprimer, leur parole ayant le même poids, et tous ont l’occasion de faire part de leurs expériences personnelles. Cette méthode d’internalisation de nouvelles technologies sur le terrain tire son origine de l’expérience forgée au fil de l’histoire par les fermiers, les ouvriers agricoles et les membres de leurs familles. L’expérimentation se mêle ici à l’expérience, ce qui constitue l’un des plus grands défis auxquels les formateurs se trouvent confrontés dans leurs activités pédagogiques avec des adultes et des jeunes dans les zones rurales.
Larrosa (2017) a observé que l’expérience accumulée au fil de l’histoire par les apprenants est totalement différente de l’expérimentation issue d’un travail en laboratoire. Pour cet auteur, l’expérience est quelque chose qui nous arrive, qui nous transforme et qu’il ne nous est pas permis de refuser de vivre. Elle se caractérise par conséquent par l’interaction entre les trois dimensions de l’existence humaine : la souffrance, la responsabilité et la passion. Dans la souffrance causée par une expérience, le sujet confronté à l’action du monde réel qui l’affecte ne peut pas se montrer indifférent ni passif. La responsabilité à l’égard des autres au moment où quelqu’un vit cette expérience contraint cette personne à s’efforcer d’adopter une stratégie pour gérer la situation ; la passivité n’étant pas une option étant donné les circonstances. Le dernier élément est celui qui relie les deux, c’est-à-dire la passion, un élément qui introduit une dépendance vis-à-vis de l’autre, ou d’un objet désiré. Pris ensemble, ces trois éléments définissent une expérience qui éveille des sens nouveaux, uniques et temporels dans les sujets, ce qui a une influence considérable sur leur façon de concevoir le monde, en modifiant fondamentalement l’orientation de leur analyse de ce qui les entoure dans la réalité.
À la différence de l’expérience, l’expérimentation cherche à universaliser la signification par la constitution d’informations qui lui donnent un sens nouveau, très vite remplacé dès que de nouvelles informations sont recueillies. Le remplacement rapide de contenus signifie que les fermiers ne sont pas à même de transformer l’expérimentation en expérience étant donné que la réflexion nécessaire pour adapter leurs activités quotidiennes de production prend du temps. Les informations ainsi offertes ont une signification de plus en plus fugace et rapidement remplacée. Le temps nécessaire à ce processus d’enseignement et d’apprentissage manque pour permettre de réfléchir à la complexité du sujet ou le comprendre.
En même temps, nous vivons dans une société moderne dont l’intérêt pour les informations va croissant. Nous sommes constamment en quête d’informations étant donné que l’on attend de nous que nous ayons un avis sur tout ce qui nous entoure. Cette course à l’information nous conduit à exprimer notre opinion en faisant des réponses superficielles, binaires et fermées (oui ou non), souvent aisées à manipuler. Larrosa (2017) observe que dans une société constituée de voies jalonnées de panneaux indicateurs, l’acte de l’expérience devient irréalisable.
Dans les zones rurales, les informations contenues dans une nouvelle technologie (un nouveau produit ou un nouveau processus) sont généralement communiquées au fermier à l’occasion de stages de formation proposés par des organisations afin que l’agriculteur les utilise dans le cadre de ses activités de production. Étant donné que les cours recourent à une approche pédagogique monologique, ils risquent de susciter de la méfiance chez le fermier quand il s’agit de savoir si cette nouvelle technique peut être employée dans les processus de production.
C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’une voie pédagogique qui favoriserait les interactions entre sujets participant à l’internalisation de nouvelles technologies sur le terrain. Il nous faut ici quelque chose qui crée une interaction entre la sagesse découlant de l’expérience et le savoir issu de l’expérimentation dans des zones rurales. Pour parvenir à ce résultat, des recherches sont menées en linguistique et en éducation afin de trouver des contenus liés à la production de nouvelles notions et significations grâce à une approche dialogique entre les sujets, dans laquelle les travaux de Voloshinov (2017), Freire (2001), Larrosa (2017) et Zuin et coll. (2019) servent de références. Dans leurs études, ces auteurs ont observé que l’on trouve en même temps le même et l’autre [dans le sens de ce qui est différent, n.d.l.r.] dans le mot (signe), la signification et la notion [le sens, n.d.l.r.], un concept vaste et particulier, les informations et les récits, l’expérimentation et l’expérience, le privé et le public. Les auteurs remarquent que la création d’une nouvelle notion parmi les sujets qui entament un dialogue survient lorsque l’on combine un ensemble d’éléments qui apparaissent dans le cadre d’interactions dans la vie. Le premier élément du dialogue est l’aptitude des interlocuteurs à maîtriser la signification des mots, ce qui est nécessaire pour comprendre la teneur d’un message. Il est par conséquent essentiel que l’éducateur procède à un diagnostic dialogique pour déterminer si l’éducateur et l’apprenant comprennent ces significations et concepts de la même façon. Toutefois, les fermiers ne seront pas familiarisés avec certains termes en rapport avec la nouvelle technologie. Le formateur doit adapter ces mots, utilisés dans une expérimentation positiviste, à la vie dans les zones rurales. Pour ce faire, il doit s’efforcer de comprendre aussi profondément que possible la communauté à laquelle la formation est destinée et chercher des moyens de déployer ces contenus et de les faire correspondre aux expériences du travailleur agricole. Le second élément est lié à la qualité et à la profondeur des rapports instaurés au fil de l’histoire entre les sujets. Ceci détermine le niveau de proximité entre les significations des mots générés en dialoguant. La construction et l’identification de cet élément sont importantes quand on prend en compte les contextes pédagogiques dans lesquels le fermier enseignera une activité particulière à un collègue ou un ami sous la direction du formateur. Convenablement réalisé, cet aspect produit fréquemment de bons résultats dans les cours de formation continue proposés dans les zones rurales. Ceci est dû au fait que le formateur détient des connaissances concernant les notions et significations véhiculées par la nouvelle technologie et qu’il connaît les expériences des apprenants dans des contextes similaires. Ainsi peut-il créer des liens qui permettent aux apprenants de comprendre ce qui leur est proposé.
Le troisième élément concerne la présence d’orateurs ayant le même horizon situationnel. Dans notre cas, c’est possible grâce à l’expérience commune du vulgarisateur et du producteur agricole des processus de production uniques dans un domaine agricole spécifique présentant des particularités environnementales et économiques. Pour arriver à une expérience conjointe de ce type, le formateur doit commencer par établir un diagnostic socio-économique et environnemental dans la zone rurale avant le début même de la formation. Les nouvelles informations et techniques doivent être adaptées par le biais d’un dialogue entre les vulgarisateurs et les travailleurs agricoles de sorte que l’on puisse les internaliser en fonction des besoins de la production locale. Il est pour cela important que les vulgarisateurs aient déjà pris connaissance (au début, durant la phase de diagnostic) des récits issus d’expériences antérieures des fermiers et ouvriers agricoles concernant l’utilisation de technologies de ce type ayant déjà fourni et/ou internalisé – avec des résultats tant bons que mauvais. Cette méthode qui consiste à introduire un contenu en dialoguant nécessite la création d’un environnement dialogique polyphonique et équipotent, ceci étant l’élément conditionnant suivant. Un environnement de ce type permet de mettre en présence des mots de l’expérimentation et de l’expérience sur le terrain, et d’éviter l’apparition de situations éducationnelles monologiques à caractère interactionnel et diffusionniste.
L’élément suivant se rapporte à la perception qu’ont les apprenants des interactions qui sont plastiques et ne sont pas finies du fait qu’elles sont uniques dans le temps et l’espace. Ce conditionnement prévient les vulgarisateurs du caractère unique et temporel des informations véhiculant un savoir scientifique qui, constamment, a été développé, a évolué et a été adapté aux scénarios les plus divers de production rurale. En adoptant cette position, le formateur évite de mettre en pratique et de diffuser une recommandation universelle qui se retrouve dans les « packs techniques » diffusionnistes.
L’avant-dernier conditionnement dans la production de notions et significations nouvelles porte sur l’attribution d’une valeur au contenu de la déclaration qui, pour les besoins de cette étude, correspondrait à la décision d’un fermier d’intégrer ou non la nouvelle technologie qui lui est proposée. Ici, le fermier a recours à des contenus tirés de l’expérience acquise au fil du temps et qu’il utilise comme un filtre lorsqu’il envisage les résultats potentiels que la nouvelle technologie agricole présentée par le vulgarisateur peut lui apporter à l’avenir. Le fruit de cette réflexion déterminera s’il adoptera ou non cette nouvelle technologie dans la pratique. Cependant, à chaque fois que le fermier s’appuie sur son expérience personnelle pour prendre une décision, cette expérience prend une nouvelle signification et peut déterminer l’attribution d’une nouvelle valeur, d’une nouvelle voie.
Enfin, nous sommes en présence d’un superdestinataire. Il est ici question de la troisième voix qui exerce une influence importante sur la constitution du contenu de ce que vont déclarer le vulgarisateur agricole et le fermier. Dans le cas du vulgarisateur, le superdestinataire correspond au contenu de voix telles que les informations issues des technologies proposées aux fermiers, qui peuvent aussi être observées dans la didactique qu’ils connaissent des programmes de licences et des formations de spécialisation qu’ils ont suivis au cours de leurs études. Ces voix, qui se sont assemblées au fil de l’histoire, reflètent la culture de l’organisation et son enseignement dans les sciences agronomiques. Le fermier ajoute au contenu d’une culture acquise au fil de l’histoire dans sa région, l’expérience d’autres fermiers, de vulgarisateurs agricoles, de membres de sa famille et d’autres personnes, une expérience transmise par le biais de récits et de conseils.
Si nous voulons mettre en place un processus d’enseignement et d’apprentissage visant l’internalisation dialogique conjointe de nouvelles technologies dans des zones rurales, il est important de recourir aux expériences acquises par les intervenants au fil de l’histoire. Le défi auquel sont confrontés les vulgarisateurs consiste par conséquent à savoir comment partager leurs idées avec les fermiers et leurs familles en vue de créer conjointement avec eux une réalité durable et équitable au plan socio-économique dans les zones rurales.
1 / On peut dire que le vulgarisateur agricole est un agent de développement rural envoyé par des organisations privées ou publiques. Sa mission principale est de chercher à introduire avec la participation des fermiers et de leurs familles de nouvelles technologies équitables et écoresponsables dans les activités de production des zones rurales (Christoplos 2010).
Christoplos, I. (2010) : Mobilizing the potential of rural and agricultural extension. Rome : Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Freire, P. (2001) : Extensão ou comunicação? Rio de Janeiro : Editora Paz e Terra.
Larrosa, J. (2017) : Tremores: Escritos sobre experiência. Belo Horizonte : Autêntica Editora.
Rogers, E. (1962) : Diffusion of innovations. New York : Free Press.
Voloshinov, V. (2017) : Marxismo e filosofia da linguagem. São Paulo : Editora 34.
Zuin, L. F. S. ; Zuin, P. B. ; Costa, M. J. R. P (2019) : Comunicação dialógica para os processos produtivos nos agronegócios. Dans : Zuin, L. F. S.; Queiroz, T. R. (éds.) : Agronegócios: gestão, inovação e sustentabilidade. 2ed. São Paulo: Editora Saraiva, 1, 39-55.
Zuin, L. F. S.; Zuin, P. B.; Monzon, A. G.; Costa, M. J. R. P. (2014) : The multiple perspectives in a dialogical continued education course on animal welfare: Accounts of a team of extension agents and a manager and a cowboy from a rural Brazilian territory. Linguistics and Education, 28, 17-27.
Luís Fernando Soares Zuin, professeur à l’université de São Paulo, effectue des recherches sur la communication dialogique dans les zones rurales.
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Poliana Bruno Zuin, professeure à l’université fédérale de São Carlos, développe des stratégies d’enseignement et d’apprentissage dialogiques pour les enfants, les jeunes et les adultes.
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polianazuin@gmail.com
Fernando de Lima Canepelle, professeur à l’université de São Paulo développe des solutions énergétiques écoresponsables dans les zones urbaines et rurales.
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caneppele@usp.br