De gauche à droite :
Phylicia Davis
Programme d’alphabétisation des adultes KGO
Canada
Annie Luk
Université de Toronto
Canada
Résumé – Bien que les bénévoles représentent une part importante des enseignants des programmes d’alphabétisation des adultes, il est rare que des recherches portent sur eux. Dans la ville de Toronto au Canada, des programmes communautaires d’éducation des adultes se sont regroupés en collectif pour former de nouveaux éducateurs bénévoles. Cet article examine leur matériel de formation pour étudier les raisons et méthodes employées pour former ces nouveaux bénévoles. En nous concentrant sur les éléments déterminants de ce matériel, nous soulignerons qu’il est primordial d’affirmer l’importance des rapports sociaux entre les apprenants et les enseignants bénévoles dans les efforts entrepris pour faire de ces derniers de bons éducateurs d’adultes.
Les programmes d’alphabétisation des adultes comptent beaucoup d’enseignants bénévoles dans leurs rangs. Aux États-Unis par exemple, plus de 40 pour cent des éducateurs sont bénévoles (Belzer 2006). Il arrive qu’ils ne soient pas suffisamment préparés à travailler avec des apprenants adultes désireux de s’alphabétiser (Luk 2016, Perry 2013). Avant de commencer à enseigner, les bénévoles sont généralement formés par des membres rémunérés du personnel des programmes d’alphabétisation des adultes. La qualité et les contenus de ces formations varient (Belzer 2006, Ilsley 1985). Dans les quartiers est de la ville canadienne de Toronto, quatre organisations d’éducation se sont réunies en collectif pour offrir des formations aux nouveaux bénévoles. Créé en 1986 par Rita Cox et implanté dans des communautés à revenus mixtes, le Parkdale Project Read est une organisation communautaire d’alphabétisation des adultes où des enseignants bénévoles et des apprenants se réunissent à l’occasion de cours hebdomadaires de lecture, d’écriture, de calcul et d’informatique. Le centre d’apprentissage de proximité Alexandra Park (Alexandra Park Neighbourhood Learning Centre), créé lui aussi au milieu des années quatre-vingt, propose des cours d’alphabétisation hebdomadaires, à l’intention des habitants du quartier. La West Neighbourhood House (la Maison du quartier ouest) et le centre communautaire de soins de santé LAMP proposent quant à eux des services communautaires globaux, y compris des programmes d’alphabétisation, destinés à des participants de tous âges. Examinons à présent de plus près les deux défis qui se posent aux nouveaux bénévoles et penchons-nous sur la façon dont les matériels de formation y répondent dans le but de les aider à devenir de bons éducateurs d’adultes.
Bien que les informations concernant les caractéristiques des enseignants bénévoles qui travaillent pour des programmes d’alphabétisation des adultes ne soient ni facilement disponibles ni à jour, nous savons une chose : les enseignants bénévoles ont généralement un bagage d’éducation formel de plusieurs années supérieur à celui des apprenants avec lesquels ils travaillent. Selon une étude de 2007 portant sur les éducateurs rémunérés et bénévoles dans des programmes d’alphabétisation des adultes aux États-Unis (Ziegler, McCallum, Bell 2007), ces enseignants étaient majoritairement au moins détenteurs d’un diplôme au niveau universitaire de premier cycle. Près de 30 pour cent des bénévoles étaient titulaires d’une maîtrise et cinq pour cent d’un doctorat. Les participants à des cours d’alphabétisation n’ont quant à eux généralement pas achevé leur scolarité formelle. Toutefois, le fait que les nouveaux bénévoles n’apprécient pas forcément pleinement les parcours conduisant les apprenants à intégrer des programmes d’alphabétisation et les difficultés systémiques auxquelles ils se heurtent est peut-être un point plus déterminant que les différences entre le bagage des bénévoles et des apprenants. Dans le matériel de formation du collectif de programmes d’alphabétisation des adultes figure un module qui porte sur le pouvoir et les privilèges associés à nos identités. La formation souligne qu’il est essentiel pour les bénévoles de comprendre dans quelle mesure leurs identités sont associées aux « préjugés ou préférences inconscients, qui révèlent des suppositions cachées, susceptibles d’être liées à la race, au genre, au handicap, à la religion, à la sexualité, à la langue, au pays d’origine, etc. »
En même temps, il est également primordial de ne pas couler les apprenants adultes désireux de s’alphabétiser dans le moule d’images éculées comme celles des victimes héroïques ou des pions du destin, ce qui empêcherait le développement de relations authentiques entre apprenants et bénévoles (Belzer, Pickard 2015). Le matériel de formation fait la distinction entre justice sociale et charité. La justice sociale « nécessite d’investir, de faire des efforts et surtout d’entretenir des relations avec les autres » alors que la charité a pour vocation d’aider « mais ne tient pas compte de la source des difficultés auxquelles les personnes sont confrontées (pauvreté, racisme, etc.) et ne fait que perpétuer des problèmes systémiques ». L’approche anti-oppressive utilisée dans le cadre de la formation illustre que dans ce contexte les bons éducateurs d’adultes doivent affirmer leur position sociale et le rôle de l’éducation dans le traitement des vastes défis systémiques.
Comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, la plupart des enseignants bénévoles ont suivi leurs études dans un cadre éducatif scolaire formel. Leur long et fructueux parcours dans le système d’éducation formelle indique que peu d’entre eux nourrissent des sentiments extrêmement négatifs à l’égard des études. À ce titre, il peut leur arriver d’avoir peine à imaginer que les autres puissent associer la scolarité ou l’apprentissage à un traumatisme (Horsman 2013). Dans cette situation, la difficulté particulière réside dans le fait que ce côté positif de l’expérience acquise par les bénévoles pendant leurs études peut se révéler négatif pour les apprenants avec lesquels ils travaillent. Les différences entre leurs parcours éducatifs risquent d’avoir un effet déstabilisant pour les bénévoles au moment où ils réalisent qu’ils ne peuvent pas simplement reproduire ce qu’ils apprécient eux-mêmes dans un environnement éducatif. Par conséquent, il est essentiel pour les bénévoles d’évaluer la mesure dans laquelle les apprenants peuvent avoir d’autres rapports à l’apprentissage.
Le matériel de formation met en évidence les répercussions des traumatismes et de la violence sur l’apprentissage, par exemple par le biais de la création d’un environnement où les apprenants se sentent en sécurité « pour écrire sur leur vie ou en parler… [sans craindre] d’avoir honte ou de devoir s’occuper de la personne qui les écoute ». Par le biais du module sur l’apprentissage et la violence figurant dans le matériel de formation, les nouveaux bénévoles apprennent qu’il est important pour eux d’« être témoins » des difficultés auxquelles se heurtent les apprenants sans toutefois porter la responsabilité de résoudre tous les problèmes de ces derniers. Comprendre cela est essentiel pour instaurer des relations saines entre les apprenants et les bénévoles, ce type de relations étant décisif pour développer et conserver un environnement d’apprentissage positif (Lynch 2013). La formation propose différentes pistes aux bénévoles : par exemple « exprimer clairement qu’ils [les apprenants] méritent de recevoir le soutien dont ils ont besoin » et « les [aider] à trouver quelqu’un avec qui ils peuvent travailler ». En même temps, la formation précise que les bénévoles ne doivent pas se sentir seuls ou débordés lorsqu’ils offrent aux apprenants tout le soutien qui leur est nécessaire, car le personnel est toujours là pour leur venir en aide dans leur tâche. Les bénévoles sont encouragés à « s’adresser à un membre du personnel ou à un préposé au service de soutien pour se faire aider ».
Comme il est probable que les nouveaux bénévoles trouvent difficile de se représenter l’alphabétisation d’apprenants adultes avant de se mettre à la tâche (Luk 2016), ce qu’ils apprennent dans les programmes de formation est essentiel pour les y préparer. L’aptitude des bénévoles à créer un environnement d’apprentissage positif avec les apprenants dépend aussi des attentes fixées par les programmes de formation. Comme nous l’avons montré dans cet article, le matériel de formation utilisé par le collectif de programmes d’alphabétisation des adultes s’efforce d’aborder des problèmes sociaux pertinents auxquels se heurtent les bénévoles avec les apprenants durant les cours. Néanmoins, une fois que les éducateurs bénévoles commencent à travailler avec des apprenants, leur conception de l’alphabétisation des adultes change et ils adaptent leurs stratégies en fonction des besoins pour développer leurs pratiques (Luk 2016, Roderick 2013). Pour fournir l’aide que nécessitent les bénévoles, les programmes d’alphabétisation des adultes devraient aussi leur permettre en permanence de s’inscrire aux formations et d’évoluer (Belzer 2006, Perry 2013). Étant nous-mêmes éducatrices bénévoles, nous nous faisons l’écho des formations offertes par ces programmes d’alphabétisation quant à l’importance de prendre soin de soi. Il est en effet essentiel de prendre soin de soi pour assurer la viabilité à long terme et prévenir le burn-out. Toutefois, ceci pose également un défi puisque en tant qu’enseignantes bénévoles nous nous retrouvons souvent dans une situation où nous voulons aider au maximum tout en préservant les limites de notre bien-être. Pour que les enseignants bénévoles continuent à être des éducateurs d’adultes, ils doivent aussi veiller sur eux-mêmes dans le cadre de leurs activités pédagogiques.
Les auteures adressent leurs sincères remerciements à l’Alexandra Park Neighbourhood Learning Centre, au LAMP Community Health Centre, à Parkdale Project Read et à West Neighbourhood House pour les avoir aidées à préparer cet article.
Belzer, A. (2006) : Less may be more: Rethinking adult literacy volunteer tutor training. Dans : Journal of Literacy Research, 38(2), 111-140. https://bit.ly/2LrDC2G
Belzer, A. et Pickard, A. (2015) : From heroic victims to competent comrades: Views of adult literacy learners in the research literature. Dans : Adult Education Quarterly, 65 (3), 250-266. https://bit.ly/2LZyTom
Horsman, J. (2013) : Too Scared to Learn: Women, Violence, and Education. New York, NY : Routledge.
Ilsley, P. (1985) : Adult literacy volunteers: Issues and ideas. Dans : Information series no 301. Columbus, OH, USA : National Center Publications, National Center for Research in Vocational Education. https://bit.ly/2XZPgDM
Luk, A. (2016) : Beyond reading and writing: How volunteer tutors develop their practice with learners in adult literacy programs in Ontario (mémoire de maîtrise non publié). Toronto : université de Toronto. https://bit.ly/2Z862So
Lynch, J. (2013) : A case study of a volunteer-based literacy class with adults with developmental disabilities. Dans : Australian Journal of Adult Learning, 53 (2), 302-325. bit.ly/2O0nzuN
Perry, K. H. (2013) : Becoming qualified to teach low-literate refugees: A case study of one volunteer instructor. Dans : Community Literacy Journal, 7 (2), 21-38. https://bit.ly/30EXgvO
Roderick, R. (2013) : Constructing adult literacies at a local literacy tutor-training program. Dans : Community Literacy Journal, 7 (2), 53-75. https://bit.ly/2YXi4hC
Sandlin, J. A. ; St. Clair, R. (2005) : Volunteers in adult literacy education. Dans : Review of Adult Learning and Literacy, 5, 125-154. https://bit.ly/2SonaB0
Ziegler, M. ; McCallum, S. R. ; Bell, S. M. (2007) : Adult educators in the United States: Who are they and what do they know about teaching reading? Dans : Perspectives on Language and Literacy, 33 (4), 50-53. https://bit.ly/2xV0oY4
Phylicia Davis est la fondatrice et la coordinatrice du programme bénévole KGO (Kingston-Galloway-Orton Park) d’alphabétisation des adultes organisé dans la région de Toronto. Elle est titulaire d’une maîtrise d’éducation de l’université de Toronto.
Contact
phylicia@kgoadultliteracy.com
Annie Luk est doctorante à l’Ontario Institut for Studies in Education de l’université de Toronto au Canada. Elle enseigne bénévolement depuis 2007 dans des programmes d’alphabétisation des adultes.
Contact
annie.luk@utoronto.ca