La langue, expression essentielle de l'identité culturelle, joue un rôle central dans l'alphabétisation. Quelles sont les conséquences pour les programmes d'alphabétisation, en particulier dans des pays à populations multilingues? Cet article se penche sur les questions linguistiques dès l'instant qu'elles se posent dans les activités d'alphabétisation des adultes. Il présentera en outre quelques exemples illustrant la manière dont le processus d'alphabétisation est structuré dans tout un ensemble d'environnements multilingues de par le monde. Dans cet article, l'auteur évoque nécessairement les politiques linguistiques dans le contexte scolaire. Toutefois, son principal sujet est l'alphabétisation des adultes et les questions linguistiques liées à la poursuite du quatrième objectif de l'EPT concernant l'augmentation des taux d'alphabétisation. Clinton Robinson a commencé à s'intéresser à l'éducation et à l'alphabétisation des adultes, et plus précisément à l'utilisation des langues africaines dans la communication du développement, durant ses dix années d'activité au sein d'une ONG au Cameroun. Plus récemment, dans le cadre de ses activités de conseiller indépendant, il a réalisé différentes études et évaluations portant sur des programmes d'éducation des adultes en Afrique et en Asie. Il fait actuellement partie de l'équipe de coordination de l'éducation pour tous (EPT) à /'UNESCO.
La communauté internationale a depuis longtemps reconnu que les langues sont un point essentiel pour l'organisation et la réalisation de toutes sortes d'activités d'éducation. De par le monde, le degré de diversité linguistique varie selon les pays, une situation que la mobilité des populations n'a fait qu'amplifier. Les déclarations internationales ne se contentent pas de reconnaître les problèmes liés à la diversité linguistique, elles demandent que l'on accorde une grande attention à la conception de politiques en matière d'éducation, de culture et, plus largement, de développement, destinées à permettre aux gens d'exploiter au maximum les ressources linguistiques à leur disposition. Dans la pratique, ceci s'est le plus fréquemment traduit par un appel à une intégration efficace des langues locales et internationales dans les programmes d'éducation, comme l'expose la présentation de l'UNESCO sur les principes de l'éducation dans un monde multilingue (UNESCO, 2003).
Le commentaire développé du Cadre d'action de Dakar fait état de «l'importance des langues locales pour l'alphabétisation initiale» qu'il présente comme l'un des facteurs d'une éducation efficace et inclusive. Il fait aussi allusion à plusieurs reprises aux besoins particuliers des minorités ethniques et linguistiques. La langue est également considérée comme l'un des éléments nécessaires pour élaborer un curriculum pertinent, assurer la qualité de l'apprentissage et respecter les identités culturelles. Le mouvement de l'éducation pour tous (EPI) est par conséquent clairement favorable à l'idée d'accorder aux questions linguistiques l'attention nécessaire dans la réalisation des objectifs de Dakar. Toutefois, les déclarations politiques des pays ne reflètent pas toujours ces intentions qui se traduisent même encore plus rarement sur le terrain de l'éducation par des stratégies multilingues efficaces. Là où la mise en œuvre de politiques concernant l'utilisation de différentes langues dans l'éducation s'impose manifestement, on met toujours l'accent sur l'éducation formelle en tant que système national. Alors que les décisions concernant l'alphabétisation des adultes sont prises en fonction de paramètres divers, le fait que les questions linguistiques ne soient pas systématiquement abordées dans la promotion de l'alphabétisation est un signe de plus du manque d'attention relatif accordé dans ce domaine aux adultes, tant au niveau politique qu'à celui de la mise en place d'activités éducatives.
Comme l'indique le titre de cet article, l'alphabétisation doit être considérée sous un angle pluriel: du point de vue des littératies. Ce concept dont nous ne pourrons pas examiner ici toutes les dimensions définit l'alphabétisation comme un élément intégré dans un contexte; il est centré sur différentes pratiques et emplois de l'alphabétisation revêtant par conséquent différentes formes en fonction des communautés et des individus. Et en effet, un seul individu peut ici avoir recours à tout un éventail de littératies. En ce qui concerne les langues, il est crucial de poser un regard pluriel sur l'alphabétisation, la langue étant un des facteurs qui différentient une littératie d'une autre, au même titre que le mode d'apprentissage, les emplois institutionnels et les objectifs et modalités de l'alphabétisation. L'utilisation générique du mot «alphabétisation» dans cet article n'enlève rien à cette interprétation fondamentalement plurielle. La notion de «littératies» a entre autres été bien développée par Street (1995, 2001), Barton et Hamilton (1998), et Collins et Blot (2003).
Les besoins en alphabétisation sont inégalement distribués dans le monde, la population d'Asie du Sud et de l'Ouest représentant plus de la moitié de la population mondiale non alphabétisée. Avec l'Afrique subsaharienne et les pays arabes, ce taux dépasse même les trois quarts (UNESCO, 2004). En ce qui concerne les langues, il est important de se demander dans quelle mesure les besoins considérables d'alphabétisation sont liés aux niveaux de diversité et de développement linguistiques. Le développement d'une langue désigne le niveau actuel de son développement écrit: dans quelle mesure on l'utilise par écrit, quelles sont les possibilités d'alphabétisation qu'elle offre et quels types et quelle quantité de textes sont disponibles cette langue sous quelque forme que ce soit (imprimée, numérique, etc.).
La situation linguistique varie largement dans les pays qui ont le plus besoin de l'alphabétisation. Dans les neuf pays que l'édition 2005 du Rapport mondial de suivi de l'EPT énumérait comme ceux présentant les plus forts besoins en alphabétisation et les cinq pays où il relevait les taux d'alphabétisation les plus faibles, nous recensons les nombres de langues suivants:
Pays | Pourcentage de la population mondiale non alphabétisée | Pourcentage d'alphabétisation chez les adultes | Nombre de langues |
Neuf pays = 70,3% de la population | mondiale non alphabétisée | ||
Inde | 33,8 | 81,3 | 387 |
Chine | 11,2 | 90,9 | 201 |
Bangladesh | 6,5 | 41,1 | 38 |
Pakistan | 6,4 | 41,5 | 69 |
Nigeria | 2,8 | 66,8 | 505 |
Ethiopie | 2,7 | 41,5 | 82 |
Egypte | 2,6 | 55,6 | 10 |
Indonésie | 2,3 | 87,9 | 726 |
Brésil | 1,9 | 88,2 | 192 |
Les cinq pays avec les plus faibles pourcentages d'alphabétisation chez les adultes | |||
Bénin | 39,8 | 51 | |
Sénégal | 39,3 | 36 | |
Mali | 19,0 | 40 | |
Niger | 17,1 | 20 | |
Burkina Faso | 12,8 | 66 |
Sources: Grimes 2000; UNESCO, 2004
Ces chiffres indiquent seulement à un niveau d'analyse grossier qu'il existe un lien entre l'alphabétisation et la diversité linguistique. Ils montrent simplement la pluralité linguistique de tous ces pays, le degré de diversité variant remarquablement d'un pays à l'autre. Néanmoins, il peut arriver que même des faits aussi élémentaires soient ignorés dans les débats sur la promotion de l'alphabétisation, les questions relatives aux langues étant reléguées au niveau de la mise en œuvre de mesures au lieu de figurer dans les politiques et d'être abordées dans des forums de planification.
Malgré les chiffres du tableau ci-dessus, on sait, par exemple, que plus de 95% de la population brésilienne parle portugais, les autres langues étant parlées par de petites, voire de très petites minorités indigènes. En Chine, une minorité peut compter plusieurs millions de membres, ce qui n'empêche pas 70% de la population han de parler mandarin. En Indonésie, la diversité linguistique se concentre dans trois provinces: Irian Jaya (263 langues), Sulawesi/les anciennes Célèbes (114) et Maluku (128). Au Bangladesh, 98 % de la population parle bengali, la langue officielle. Ces informations ne minimisent en rien l'importance de la diversité, mais indiquent plutôt la nécessité d'analyser minutieusement chaque situation.
Nous devrions aussi nous garder de juger que la diversité linguistique des cinq pays les plus faiblement alphabétisés est à l'origine de leur situation désespérée. Cette grande pluralité devrait en fait inciter à envisager sérieusement la question linguistique sous un angle matériel pour assurer l'élargissement de l'accès à l'alphabétisation et améliorer les niveaux d'apprentissage et d'utilisation des acquis. En d'autres termes, la diversité linguistique ne devrait pas être perçue comme un problème insurmontable mais comme un facteur clé de la conception d'interventions dans le domaine de l'alphabétisation et dans d'autres secteurs du développement. La diversité linguistique, c'est bien connu, passe souvent pour une manifestation essentielle et précieuse de la diversité culturelle que l'on considère en même temps comme un problème impossible à résoudre dans la pratique de l'éducation.
Pour que les résultats scientifiques tels ceux présentés dans le tableau ci-dessus soient vraiment utiles pour comprendre la situation de l'alphabétisation et des langues, il convient de répondre aux questions posées ci-après.
On procède rarement à des analyses aussi précises, si bien que nous ne disposons pratiquement pas d'informations nous permettant de répondre à ces questions. Alors que nous disposons de statistiques sur les minorités linguistiques, les chiffres concernant les taux d'alphabétisation au sein de ces groupes sont difficiles à obtenir, ce qui se complique encore plus dès lors que l'on cherche à trouver une décomposition par langues d'alphabétisation. La quatorzième édition d'Ethnologue (Grimes 2000), un classement des langues dans le monde qui se veut exhaustif, tente de présenter les pourcentages d'alphabétisation dans un certain nombre de minorités. Les informations sont fournies dans certains cas sur le taux d'alphabétisation dans la langue maternelle et dans une seconde langue, telle que la langue officielle d'un pays. Elles sont incomplètes et rien n'indique comment elles ont été recueillies ou si des recherches supplémentaires seront menées pour les rendre plus précises ou les étendre à un plus vaste échantillonnage de la population. Toutefois, il serait urgent d'entreprendre de telles recherches qui éclairciraient dans la réalité la question des niveaux d'accès et de l'emploi de l'alphabétisation au sein des minorités linguistiques et des peuples indigènes.
Chose intéressante, le peu d'informations que fournit Ethnologue indique que les pourcentages d'alphabétisation dans la langue maternelle sont égaux ou, plus couramment, inférieurs à ceux s'appliquant à l'alphabétisation dans une seconde langue. Ces deux pourcentages sont indiqués pour un nombre de langues très restreint, et les suivantes nous serviront d'exemples pour illustrer la situation dans différentes régions du globe.
Langue | Population | Pourcentage d'alphabétisation dans la langue maternelle | Pourcentage d'alphabétisation dans une seconde langue |
Amele, Papouasie-Nouvelle-Guinée | 5 300 | 75-100% | 75-100% |
Berom, Nigeria | 300 000 | 10-30% | 25-50% |
Makian de l'Est, Indonésie (Maluku) | 20 000 | Moins de 1 % | 25-50% |
Popoloca(SanJuan Atzingo), Mexique | 5 000 | 20% | 30% |
Saraiki, Inde | 59 640 | Moins de 1 % | 15% |
Source: Grimes 2000
L'amele, notre premier exemple, indique clairement qu'une approche bilingue de l'alphabétisation a été adoptée et s'est avérée jusqu'à présent efficace. Ce type de démarche offre aux minorités les meilleures possibilités: alphabétisation initiale dans la langue maternelle, développement cognitif, expression personnelle et confiance en sa propre culture, alphabétisation dans une seconde langue permettant de participer et de se faire entendre dans la société en général. Les autres exemples peuvent être interprétés de manières radicalement différentes.
Pour déterminer l'interprétation offrant la meilleure base pour poursuivre les activités de promotion de l'alphabétisation, il serait nécessaire de mener des enquêtes sur l'utilisation des langues, le bilinguisme, l'environnement alphabétisé et l'état d'esprit à l'égard des langues et de l'alphabétisation dans les communautés respectives. C'est précisément à cause de la rareté de ce type d'études que les politiques inappropriées et les stratégies inefficaces adoptées font voir le jour à une succession de projets qui ne réussissent pas à s'enraciner ou à offrir de véritables possibilités de développement.
Selon Walter (à paraître), les 4 500 communautés linguistiques du monde comptant moins de 50 000 membres représentent en tout 53,38 millions de personnes. Il s'agit des groupes linguistiques les plus petits, dont plusieurs sont cités en exemple dans le tableau ci-dessus. Walters parvient à une conclusion similaire au sujet de leurs chances d'accéder à l'alphabétisation et à l'éducation:
«Du point de vue de l'alphabétisation et de l'éducation, cet agglomérat de communautés linguistiques (qui rassemble quelque 53,38 millions de personnes) nous pose un défi que nous sommes contraints de relever. L'on peut réalistement observer qu'hormis quelques efforts exceptionnels entrepris occasionnellement, on attend de la majorité de ces gens qu'ils s'alphabétisent dans une seconde langue s'ils ne veulent pas être court-circuités sous prétexte que l'on ne «peut pas les atteindre» étant donné le coût de programmes spéciaux pour des groupes aussi petits. Quoi qu 'il en soit, dans un avenir prévisible, les forts pourcentages d'analphabétisme resteront la norme dans ces communautés linguistiques.» (Walter, à paraître)
L'analyse détaillée de Walters qui examine le lien entre les pourcentages d'alphabétisation et les langues est centrée sur le statut des langues concernées. D'une manière très générale, ses travaux révèlent que les faibles taux d'alphabétisation ne sont pas associés à la diversité linguistique en tant que telle, mais au niveau de développement de chacune des langues dont il est question. Dans les pays où un pourcentage élevé de la population parle des langues non développées (par exemple sans système écrit), les pourcentages d'alphabétisation sont plus faibles. Walter est prompt à signaler les anomalies et les exceptions à cette observation, et il souligne que les taux d'alphabétisation dépendent de beaucoup plus d'autres facteurs que des questions linguistiques. Ces dernières font partie de tout un ensemble de variables, dont font partie des questions d'ordre politique et culturel vers lesquelles nous allons à présent nous tourner.
Comme Ager (2001) le fait remarquer, la formulation de politiques linguistiques fait fréquemment l'objet d'un examen au niveau de l'État-nation dans le respect de la manière dont les gouvernements structurent l'utilisation des langues sur leur territoire. De cette démarche résulte pour les langues l'attribution de différents statuts qui deviennent du coup langues nationales, officielles ou provinciales, à moins qu'elles ne soient classées dans d'autres catégories. Les politiques sont conçues pour que les langues soient reconnues comme ayant un certain prestige ou une certaine portée, pour qu'elles soient utilisées dans certaines circonstances (par exemple dans l'administration ou dans l'éducation) et pour qu'elles soient apprises par des groupes déterminés, souvent dans l'intention d'avoir toute une population parlant une langue donnée.
Les politiques gouvernementales pratiquées dans des environnements multilingues donnent différents statuts aux langues, la plupart du temps en fonction de leur nombre de locuteurs. Ainsi, en Inde, l'hindi et l'anglais ont le statut de langues nationales alors que quatorze autres langues sont reconnues au niveau des États. Cela signifie que, là où cela s'avère pertinent, l'éducation est dispensée dans ces langues qui font aussi l'objet d'une demande dans le domaine de l'alphabétisation. Toutefois, les langues sont encore beaucoup plus nombreuses, surtout si l'on compte les langues tribales. Ces dernières sont considérées comme des moyens de communication et d'apprentissage valables, et sont reconnues moralement. Néanmoins, elles ne bénéficient d'aucun appui officiel qui leur permettrait de se développer ou d'être utilisées dans l'éducation. Quant à l'alphabétisation, leur emploi dépend d'organisations et de projets locaux, ainsi que de la demande et du soutien au sein des communautés.
Dans les pays comptant de nombreuses minorités linguistiques, comme c'est le cas du Cameroun (avec plus de 250 langues) et de la Papouasie-Nouvelle-Guinée (avec approximativement 850 langues), toutes les langues sont reconnues, mais ne reçoivent pas le même appui. Au Cameroun, la politique gouvernementale est favorable à l'utilisation des langues locales dans l'éducation initiale, mais aucune tentative n'a jusqu'à présent été entreprise pour mettre cette démarche en pratique (sauf de la part d'une poignée d'ONG), et les interventions du gouvernement en matière d'alphabétisation, aussi minimales soient-elles, sont entièrement menées en français ou en anglais, les langues officielles. Ce n'est que depuis l'adoption de sa nouvelle Constitution en 1995 que le Cameroun fait officiellement mention de ses nombreuses langues «nationales» (= indigènes). La Papouasie-Nouvelle-Guinée pratique, elle, une politique linguistique des plus audacieuses dans le domaine de l'éducation: en fonction du soutien fourni par les communautés, par exemple dans la conception de matériels, n'importe laquelle de ses nombreuses langues peut être employée au niveau du primaire. Une fois de plus, cette politique concerne spécifiquement la scolarité formelle et n'a pas été élaborée en pensant forcément à l'alphabétisation des adultes.
Le Nigeria (505 langues) et la République démocratique du Congo (218 langues) se trouvent dans des situations différentes. Les langues régionales y occupent une position de force: hausa, yoruba et igbo au Nigeria, et lingala, kiswahili, kikongo et ciluba au Congo. Utilisées et favorisées dans ces pays en tant que langues véhiculaires, elles sont en usage dans l'éducation, quoique moins uniformément au Congo en raison de l'effondrement des systèmes (cf. aussi ci-dessous 4.3). D'autres langues locales peuvent être utilisées dans l'éducation et l'alphabétisation (des politiques l'autorisent). Toutefois, dans la pratique, les projets de ce type ne reçoivent que peu, voire aucun appui et dépendent des ressources des communautés ou des ONG.
Dans la pratique, par conséquent, les politiques intervenant dans des environnements multilingues ont tendance à attribuer des statuts à certaines langues, mais pas à toutes. Ces politiques peuvent très bien s'appliquer spécifiquement à l'utilisation des langues dans l'éducation, comme en Papouasie-Nouvelle-Guinée où aucune politique linguistique générale n'existe encore explicitement. La Papouasie-Nouvelle-Guinée est un des rares pays qui encouragent l'emploi de toutes leurs langues dans l'éducation. Elle fournit aussi certainement l'exemple le plus extrême au niveau de la politique dans ce domaine si l'on tient compte de l'immense quantité de langues parlées sur son territoire. Toutefois, même là où les politiques permettent d'utiliser dans l'éducation des langues parlées par des minorités, comme en Inde, au Nigeria ou au Cameroun, les gouvernements fournissent rarement leur appui, que ce soit dans l'éducation formelle ou dans l'alphabétisation.
Les anciennes politiques coloniales de la France et de la Grande-Bretagne ont influé de différentes manières sur l'emploi des langues africaines (Brock-Utne, 2000). La domination britannique indirecte a laissé beaucoup plus d'espace aux langues locales. Leur utilisation était un des éléments sur lesquels reposaient les relations entre les administrateurs coloniaux et les indigènes les fonctionnaires coloniaux qui apprenaient les langues locales touchaient des indemnités supplémentaires. Néanmoins, si l'utilisation de ces langues dans l'éducation a connu au fil du temps des fluctuations considérables, la politique autorisait l'utilisation des langues africaines et de l'anglais pour alphabétiser les adultes. De là sont par exemple nés des départements universitaires et des instituts de recherche qui se consacrent à l'éducation des adultes et se penchent depuis longtemps sur les questions linguistiques (ex. au Nigeria, au Ghana et en Sierra Leone).
La politique pratiquée par les autorités coloniales françaises était d'un tout autre ordre: elle visait à intégrer les possessions coloniales dans les structures de gouvernance métropolitaines et à promouvoir la langue et la culture françaises. Le français devint si dominant sur les côtes de l'Afrique de l'Ouest que ce n'est que dans le courant des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix que des politiques commencèrent à reconnaître que les langues africaines étaient aptes à véhiculer l'éducation. La majorité écrasante des programmes gouvernementaux d'alphabétisation des adultes était menée en français. Dans les pays du Sahel, le français était moins bien parlé, si bien que les langues locales y occupaient plus de place, tant dans le secteur formel que dans le secteur non formel de l'éducation. Le Sénégal, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont par exemple ainsi beaucoup innové et expérimenté au niveau de l'alphabétisation dans des langues locales (Brock-Utne 2000; Chaudenson et Renard 1999; Dombrowsky et coll. 1993).
Se focaliser sur les politiques linguistiques gouvernementales oblitère le fait que nombre d'activités d'alphabétisation des adultes sont menées par des organisations non gouvernementales (ONG): groupes communautaires locaux, organisations religieuses, associations de développement ou ONG internationales. Dans beaucoup de pays multilingues comme la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le Cameroun, le Burkina Faso ou le Pérou, les ONG sont le moteur de l'alphabétisation des adultes. La plupart de ces organisations adoptent des approches multilingues: elles alphabétisent les gens en commençant par utiliser les langues locales avant de passer à l'enseignement d'une langue permettant d'élargir le champ de communication. Des activités menées par des ONG nationales au Cameroun, en Ouganda et au Ghana, et un projet mis en place par une ONG régionale en République démocratique du Congo seront présentés au chapitre 4. Nous présenterons d'abord ci-dessous les démarches très différentes de deux ONG internationales, ActionAid et SIL International.
ActionAid est un réseau d'ONG affiliées qui entreprend un vaste éventail d'activités de développement. L'alphabétisation des adultes, pour laquelle il a développé la méthode Reflect, y occupe une place prépondérante (Archer et Cottingham 1996a). Cette approche consiste fondamentalement à remettre le processus d'apprentissage entre les mains des apprenants, en évitant de préparer des matériels au préalable et d'utiliser des manuels élémentaires. Le travail de groupe, dirigé par un animateur, est ici primordial: les apprenants prennent part à des discussions lors desquelles ils partagent leurs connaissances sur des questions relatives à la santé, à l'économie, au social et à d'autres aspects de la vie dans leur communauté. Les résultats sont représentés au moyen de tableaux et diagrammes, souvent dessinés à même le sol. L'alphabétisation consiste ici à identifier des mots clés, chaque apprenant les inscrivant dans ses propres cahiers et les représentant collectivement avec les autres dans des tableaux. Il s'agit ici de créer des matériels d'apprentissage au fur et à mesure. Les études initiales ont révélé que cette démarche fournissait de bons résultats au niveau de l'apprentissage et se traduisait par une mobilisation plus intense de la communauté (Archer et Cottingham 1996b). La méthode Reflect fait appel aux discussions ouvertes entre les apprenants, ces discussions se déroulant dans la langue maternelle des participants. C'est par conséquent celle-ci qui est utilisée dans la phase d'alphabétisation initiale. Dans le projet mené en Ouganda, les langues utilisées n'étaient pas au départ des langues écrites. Ainsi, la démarche Reflect contribua à les développer et à offrir la possibilité de les utiliser dans l'éducation formelle. Cette approche à la base contraste avec les démarches gouvernementales et les campagnes nationales d'alphabétisation du haut vers le bas qui avaient cours par le passé. Au niveau linguistique, elle consolide la manière d'utiliser les langues dans les communautés, modelant l'éducation en conséquence. Néanmoins, là où les langues sont utilisées sous une forme écrite rudimentaire, la question du développement d'environnements alphabétisés et de la production de matériels reste entière.1
SIL International est une ONG qui a lancé des projets d'alphabétisation et de développement des langues dans des centaines de minorités et de groupes indigènes du monde entier. Cette démarche qui poursuivait l'objectif de traduire les Écritures chrétiennes était motivée par un sentiment religieux. Dans le domaine de l'alphabétisation, les partenariats avec des gouvernements, d'autres ONG et des communautés ont abouti à la création de programmes dans des langues jusqu'alors non écrites (SIL 2003). D'ordinaire, développer une langue à l'écrit, en se basant sur des études linguistiques, précède la préparation de manuels élémentaires d'alphabétisation en collaboration avec des créateurs de savoirs/conteurs/écrivains locaux. Ces ouvrages sont souvent les premiers à être publiés dans les langues concernées, et les gens qui commencent à s'alphabétiser ne disposent pas de grand-chose d'autre. Étant donné que sur les sites des projets de SIL les groupes linguistiques sont souvent petits, l'alphabétisation doit toujours se dérouler dans d'autres langues, une tâche dont SIL ou d'autres organisations se chargent. L'approche de SIL réserve une place d'honneur aux langues locales et s'attache à développer pour elles des formes écrites. Cette activité linguistique qui repose sur des bases scientifiques est efficace pour contribuer au développement de l'alphabétisation et d'un environnement alphabétisé dans des langues sans cela laissées pour compte. Toutefois, elle s'avère moins efficace dès lors qu'il s'agit d'intégrer les acquis de l'alphabétisation dans la vie de tous les jours et dans les préoccupations des individus et des communautés. Bien que cette démarche soit d'emblée focalisée sur l'écriture et sur la production de matériels, les investissements ne sont pas suffisants aux niveaux de l'identification et du renforcement de l'emploi des acquis. Accorder à la langue maternelle une telle importance, nécessaire toutefois dans les cas où elle est négligée de façon massive, risque d'oblitérer l'absolue nécessité pour ces groupes d'adopter une approche multilingue de l'alphabétisation.
En termes de politique, les activités de ces ONG et de celles présentées au chapitre 4 contrastent énormément avec les démarches gouvernementales. Alors que les ONG ne prétendraient peut-être pas faire de la politique, la portée et l'impact des organisations internationales non gouvernementales mentionnées ci-dessus font apparaître des politiques de facto sur le terrain, qui influent sur ce que les gouvernements jugent faisable et désirable. En outre, il convient de poser une question fondamentale au sujet des politiques linguistiques et de l'alphabétisation: dans quelle mesure les politiques linguistiques officielles se répercutent-elles sur la promotion de l'alphabétisation chez les adultes? Plusieurs éléments viennent en réponse à cela.
L'étude de Kosonen (2005) sur les politiques linguistiques et la situation des langues dans l'éducation en Asie de l'Est et du Sud-Est est un des rares travaux à présenter des informations sur l'utilisation des langues dans l'éducation tant formelle que non formelle (l'éducation non formelle englobe l'éducation des adultes et les programmes d'équivalence au niveau primaire). Cette étude menée dans onze pays révèle que dans huit d'entre eux on utilise les langues locales, donc une approche multilingue, pour éduquer les adultes. Ce chiffre est le même pour le système formel dans le cadre duquel elles sont tout au moins employées jusqu'à un certain point. Il fait aussi remarquer que l'éducation des adultes est principalement placée sous la responsabilité d'organisations non gouvernementales dans cinq de ces huit pays. Au niveau du choix de la langue d'apprentissage, ceci laisse transparaître une forte corrélation entre les politiques gouvernementales d'éducation formelle et les activités à la base menées par les ONG et les communautés.
La majorité écrasante des démarches adoptées pour l'alphabétisation dans les pays en développement est instrumentale. Elles sont focalisées sur la manière dont l'alphabétisation et ses acquis peuvent permettre aux gens d'améliorer leur existence, à savoir leur situation socio-économique ainsi que leur santé et celle des membres de leurs familles. Ce type d'objectifs est subordonné à une approche fonctionnelle de l'alphabétisation. Dans cette optique, la langue est elle aussi considérée d'un point de vue instrumental: quelle(s) langue(s) servira/serviront le mieux aux gens pour accéder à l'alphabétisation et au savoir, aux compétences et aux comportements induisant un changement positif? Ces approches et points de vue sont fondamentaux pour le développement de la valeur de l'alphabétisation et la logique qui la sous-tend. Ils soulignent aussi le rôle clé de la langue comme moyen de communication et, si la situation a été analysée suffisamment en détail, accordent l'attention nécessaire au choix d'une langue d'alphabétisation, dans toute sa complexité.
Se focaliser sur la valeur fonctionnelle de l'alphabétisation, en mettant l'accent sur le rôle de la langue comme moyen de communication, risque de faire ignorer deux aspects essentiels du problème: la valeur culturelle de l'alphabétisation et la fonction symbolique de la langue.
Cette dernière a longtemps contribué à la construction des nations, notamment dans des situations de grande diversité linguistique où la promotion d'une langue unique a été considérée comme moyen symbolique d'instauration d'une unité nationale (Mansour, 1993). Néanmoins, la récupération d'une langue comme symbole par une politique nationale peut être en contradiction avec l'affirmation des identités locales, en particulier de celles des minorités. À cet égard, la langue d'alphabétisation peut jouer un rôle culturel primordial.
Différentes organisations ont fait la promotion de l'alphabétisation au sein des minorités linguistiques et culturelles du Myanmartant dans la langue nationale, le birman, que dans celles parlées par les minorités du pays, cette dernière démarche ayant exclusivement été adoptée dans le cadre de projets non gouvernementaux. L'alphabétisation est moins répandue dans ces groupes que dans la population de langue birmane, et très peu de matériels sont disponibles dans les langues locales. Une étude de 2004 menée auprès de ces minorités sur le développement et l'utilisation de matériels d'information sur le développement rural dans les langues locales révéla que les guides de développement qui venaient d'être publiés avaient certainement des chances de remplir leur rôle fonctionnel qui consistait à faire naître de nouvelles idées, à provoquer des débats et à faire voir le jour à des projets au sein des communautés locales. En revanche, les membres adultes de ces groupes ne cessèrent de signaler qu'il était culturellement important pour eux de disposer d'ouvrages dans leur propre langue. À ce sujet, l'étude constate la chose suivante:
«La production et l'utilisation de guides ont considérablement aidé les gens à mieux apprécier la valeur de leur propre culture et de leur langue, et à leur donner plus d'espoir quant aux manières dont elles peuvent s'intégrer dans le processus de développement local. On ne saurait assez souligner l'impact de cette démarche pour des communautés qui ont longtemps peiné sous l'illusion qu'elles possédaient une langue et une culture de second ordre et qu'elles ne pouvaient en rien contribuer à façonner le monde moderne.» (Tearfund, 2004: 27)
Le lien entre la langue d'alphabétisation et l'identité culturelle est particulièrement important pour les minorités qui sont, ou se sentent, exclues des courants sociaux dominants et qui sont constamment obligées d'avoir recours à un système linguistique qui n'est pas le leur. La langue est un des indicateurs évidents de l'identité culturelle et devient souvent le symbole et le cri de ralliement des minorités culturelles aux prises avec des difficultés. Dans de nombreux pays, ce sont les populations dominantes ou les élites assimilées aux courants dominants qui prennent les décisions relatives à la langue choisie pour l'alphabétisation et l'éducation. Bien qu'elles puissent être sensibles aux arguments instrumentaux concernant l'utilisation, à des fins de développement, des langues parlées par les minorités, il est peu fréquent qu'elles apprécient la valeur symbolique et culturelle de l'alphabétisation dans les langues locales, et encore plus rare qu'elles agissent dans ce sens. En fait, ce type de situation crée une rupture au niveau politique: la diversité a beau être louée comme partie intégrante de l'héritage culturel, les efforts entrepris pour tirer des conséquences pour l'éducation et le développement sont peu nombreux, voire inexistants (Robinson, 1996). Cet état de fait est de très mauvais augure étant donné qu'il est de plus en plus généralement admis que la base culturelle du développement est cruciale pour donner aux communautés les moyens nécessaires d'engager et de maintenir des changements positifs dans la durée (cf. Eade, 2002; WCCD, 1995).
En Ouganda, le pourcentage d'alphabétisation s'élève chez les adultes à 68,9% (soit 78,8% chez les hommes et 59,2% chez les femmes UNESCO, 2004). Le gouvernement ougandais estime que 6,9 millions de ses ressortissants adultes ne sont pas alphabétisés. Il existe à ce niveau de grandes disparités régionales: au nord du pays, on enregistre des pourcentages aussi faibles que 47% alors qu'ils peuvent s'élever à 77 % dans les districts du centre. On recense dans le pays plus de quarante langues vivantes (Grimes, 2000), l'anglais étant la langue officielle. Le plus grand groupe linguistique, celui qui parle le luganda, représente moins de 20% de la population totale. Pour alphabétiser les adultes, il convient par conséquent de réfléchir sérieusement au choix de la langue d'alphabétisation, tant au niveau initial que par la suite.
Depuis 1992, la politique pratiquée en Ouganda au sujet des langues utilisées dans l'éducation a favorisé l'emploi des langues locales dans l'alphabétisation initiale, tant pour les enfants (au minimum pendant les quatre premières années du primaire et parfois même jusqu'à la septième année de scolarité) que pour les adultes. À l'école, six langues ont été choisies au niveau national. Toutefois, les districts ont la liberté d'en développer et d'en utiliser d'autres. Ils étaient chargés de mettre en place des commissions linguistiques des districts, bien qu'apparemment aucune n'ait vraiment été créée. L'éducation est également axée sur l'apprentissage de l'anglais, et les adultes sont nombreux à vouloir s'alphabétiser dans cette langue, ce qui ne veut toutefois pas dire que les cours d'alphabétisation soient forcément d'abord proposés en anglais.
Dans tous les pays multilingues d'Afrique, les planificateurs présentent souvent le choix d'une langue sous forme d'alternative, exigeant de choisir l'alphabétisation dans une langue locale ou dans la langue officielle. Ils perdent souvent de vue l'utilité éducative de la langue que les apprenants parlent le mieux. Ceci n'est pas le cas en Ouganda car même si le Plan stratégique national d'investissement dans l'alphabétisation des adultes publié en 2002 par le gouvernement (National Adult Literacy Stratégie Investment Plan 2002) ne fait que très peu référence à l'utilisation des langues, il recommande aux fournisseurs d'alphabétisation de «développer des matériels de lecture simples en anglais et dans les langues locales» (p.17). Les projets gouvernementaux décentralisés, souvent en coopération et avec la contribution des ONG, se focalisent d'abord sur une alphabétisation initiale au moyen de la langue parlée par l'apprenant avant d'amener progressivement ce dernier à acquérir des connaissances en anglais une fois qu'il a acquis des bases (EAI, 2003). Ceci permet de distinguer nettement deux objectifs: l'alphabétisation et l'apprentissage d'une langue étrangère. Le plan national d'alphabétisation n'a pas encore été systématiquement mis en œuvre. Cette situation a toutefois peut-être paradoxalement entraîné l'émergence d'approches plus adéquates et plus localisées ayant recours aux langues ougandaises dans l'alphabétisation.
Le Bhoutan, un petit pays de 700 000 habitants, enclavé par de gigantesques voisins, la Chine et l'Inde, tire une immense fierté du patrimoine culturel et des traditions nationales qui lui sont propres. Dans les efforts entrepris ces dernières décennies par le pays pour communiquer plus largement avec le monde extérieur, l'éducation a été l'un des éléments clés de sa politique de développement. Depuis 1993, le gouvernement organise un plan d'alphabétisation des adultes, placé sous la direction de son ministère de l'Éducation non formelle, dans le but d'atteindre les personnes ayant peu, voire n'ayant aucune instruction. Ce programme propose des cours en dzongkha, la langue nationale, écrite au moyen de l'alphabet devanagari. Dans le système scolaire formel, l'enseignement se déroule en anglais, l'accent étant toutefois également mis sur de bonnes connaissances du dzongkha, entre autres à l'écrit, dont on met en avant qu'il appartient à l'identité et à la culture du pays.
Néanmoins, avec plus de vingt langues différentes (Namgyel, 2003), le Bhoutan présente une grande diversité linguistique. Le dzongkha est la seule langue bhoutanaise utilisée par écrit et bénéficiant de l'appui du gouvernement qui voit en elle un facteur d'unité du pays et une marque d'identité nationale. Les programmes d'éducation non formelle sont tous menés en dzongkha. Les autres langues du Bhoutan sont uniquement parlées; certaines sont étroitement apparentées au dzongkha (c'est-à-dire qu'elles appartiennent à la même famille linguistique), les autres sont complètement différentes.
Elles représentent toutefois des moyens de communication pour leurs locuteurs dont tous n'ont pas encore appris le dzongkha. En 2003, le gouvernement estimait qu'environ 54 % des adultes étaient alphabétisés (ministère bhoutanais de la Santé et de l'Éducation, 2003) et faisait remarquer que «tes zones montagneuses difficilement praticables, les moyens de communication limités et la dissémination des villages» étaient pour partie à l'origine du mauvais accès à l'éducation. Étant donné que ces communautés situées dans des lieux plutôt inaccessibles parlent en plus d'autres langues que celle utilisée dans l'éducation, la question linguistique mériterait un examen plus approfondi.
La richesse culturelle du Bhoutan procède entre autres des différentes langues que l'on y parle, et il finira peut-être par arriver qu'on les développe par l'écrit. En revanche, s'il n'existe pas de restrictions à cet égard, les communautés ne font pas actuellement la promotion de leurs propres langues. Néanmoins, pour que l'éducation soit efficace et pour des besoins d'expression culturelle, il ne faut pas exclure pour l'avenir la possibilité d'utiliser ces langues de manière plus structurée, en tant qu'éléments des pratiques multilingues déjà existantes, pour lesquelles on a actuellement recours au dzongkha et à l'anglais, et en tant que facteurs d'enrichissement du patrimoine culturel bhoutanais.
Au nord-ouest de la République démocratique du Congo (RDC), Sukisa Boyinga (Conquérir l'ignorance), une ONG locale, a consolidé les activités d'éducation des adultes entamées dans les années quatre-vingt (Gfeller, 1997). La population concentrée autour de la ville de Gemena parle majoritairement le ngbaka qui compte plus de deux millions de locuteurs. On parle aussi d'autres langues dans cette région, par exemple le ngbandi et le mbandja. La RDC totalise plus de deux cents langues dont quatre servent de langues véhiculaires régionales: le lingala, le kikongo, le kiswahili et le ciluba. Dans la région de Gemena, le lingala est la langue employée comme moyen de communication entre différents groupes linguistiques. En outre on y utilise le français, la langue officielle, dans l'administration et au gouvernement. D'emblée, Sukisa Boyinga a mis en route ses activités d'alphabétisation en ngbaka, la langue maternelle de nombreux habitants de la région de Gemena, sans toutefois perdre de vue les autres langues qui y sont parlées au quotidien. Le programme a ainsi également introduit des cours d'alphabétisation en lingala et en français par le biais du ngbaka.
L'objectif initial du programme consistait à offrir une alphabétisation de base en ngbaka et en lingala, et une introduction au français parlé. Cette démarche s'articulait en trois volets.
1er volet: alphabétisation initiale et enseignement du calcul dans la langue locale. À ce niveau, une fois que les bases ont été enseignées, les connaissances qui s'appliquent à la vie de tous les jours sont acquises par le biais de la lecture d'un livre sur la santé.
2nd volet: formation de base complémentaire consolidant les acquis du 1er volet et introduction à l'alphabétisation en lingala. On fait aussi appel à un lecteur d'histoires locales.
3e volet: alphabétisation appliquée dans les langues locales. Les thèmes comprennent l'élevage et l'agriculture, la comptabilité élémentaire, un perfectionnement en lingala, une initiation au français parlé, l'accent étant mis sur son utilisation dans des situations du quotidien, et perfectionnement en arithmétique.
Ces objectifs qui englobaient au départ l'alphabétisation et l'apprentissage du calcul et des langues ont été élargis par la suite, à la demande insistante des apprenants, et un programme complet d'éducation des adultes offrant un enseignement équivalent à celui du cycle primaire a vu le jour. La détérioration graduelle du système scolaire public qui s'est finalement effondré avait empêché une grande majorité d'adultes d'aller jusqu'au bout de leur scolarité primaire: au milieu des années quatre-vingt-dix, environ 90% des adultes de la région n'avaient pas de certificat d'études primaires (Robinson et Gfeller, 1997). Le programme Sukisa Boyinga était par conséquent le seul dans la région à offrir un système d'éducation structuré. Trois autres volets sont alors venus enrichir le programme. Le ngbaka est resté la langue d'enseignement, mais on a aussi continué d'offrir des cours de perfectionnement dans les deux autres langues.
4e volet: perfectionnement de la lecture en lingala, grammaire française, géographie d'un point de vue local et perfectionnement en arithmétique.
5e volet: perfectionnement de la lecture en lingala, perfectionnement du français, histoire d'un point de vue local et perfectionnement en arithmétique.
6e volet: cours de français permettant de couvrir les domaines restants du programme congolais d'enseignement primaire; systèmes politiques du monde, écriture créative.
En 2000, le programme comptait un total de 46 400 adultes inscrits et de plus de 2 500 animateurs. En outre, les trois premiers niveaux étaient adaptés à l'éducation et l'on recensait 6 000 écoliers inscrits dans cinquante écoles primaires et douze écoles communautaires (SIL2001).
Hormis le fait que ce projet a comblé le vide laissé par le système scolaire ordinaire, qui était tombé en décrépitude au fil de nombreuses années avant de finir par s'effondrer, l'étendue et l'efficacité de ce programme ont une dimension linguistique évidente. Dans cette région de la RDC, les gens doivent d'habitude utiliser trois langues: la leur, pour tous les besoins de communication quotidiens entre les familles et les villages, une langue régionale pour les contacts plus larges et quand ils voyagent plus loin, et la langue officielle pour les démarches administratives. Dans la pratique, la langue locale est la plus usitée. Le lingala est utilisé à différents niveaux, en fonction des besoins individuels et des circonstances, alors que le français, la langue officielle, n'est parlée et utilisée que par un petit nombre de gens. Beaucoup désirent toutefois l'apprendre. Le programme d'alphabétisation et d'éducation des adultes est par conséquent conçu en fonction de la manière dont les gens utilisent les langues, et une approche trilingue n'est pas une stratégie éducative difficile ou lourde tant que les apprenants sont concernés par les contenus enseignés. Au contraire, elle est tout à fait naturelle et s'impose de manière évidente puisqu'elle repose sur des connaissances linguistiques existantes et sur la demande d'accès à de nouvelles ressources linguistiques: alphabétisation en ngbaka, amélioration des connaissances du lingala à l'oral, avec en outre un volet d'alphabétisation, et français parlé et écrit. Il convient aussi de signaler qu'à tous les niveaux du programme la langue d'enseignement et d'interaction est le ngbaka, ce qui signifie que même quand des matériels sont présentés dans les autres langues (par exemple un manuel de développement en français), les explications et les discussions se dérouleront dans la langue que les apprenants parlent le mieux et, ce qui est plus important, dans laquelle ils mettront leurs nouveaux acquis en pratique au quotidien. Bien qu'il ait démarré dans des circonstances extrêmement défavorables, alors que les gens souffraient de privations et que le pays était en proie à un conflit, ce programme offre un modèle pleinement intégré d'approche multilingue pour l'alphabétisation et l'éducation des adultes.
La politique du Ghana concernant l'utilisation des langues dans l'éducation a été en proie à des changements incessants au fil des années. Elle soulignait parfois l'importance des langues ghanéennes dans l'éducation avant de remettre en évidence la nécessité pour tous d'apprendre l'anglais, la langue officielle du pays. Les Ghanéens parlent plus de soixante langues locales dont quinze, utilisées dans l'éducation, tant dans l'éducation formelle que dans l'alphabétisation, possèdent le statut de langues officielles. Les communautés locales, les ONG et autres institutions et organisations sont libres d'utiliser n'importe laquelle des langues ghanéennes dans les programmes de développement, y compris ceux menés dans le domaine de l'alphabétisation des adultes. Un projet de ce type, mis en place par une ONG locale, a adopté une démarche bilingue dans quelque vingt-deux communautés linguistiques différentes, proposant des cours d'alphabétisation initiale dans les langues respectives des divers groupes et passant ensuite à l'enseignement de l'anglais. L'alphabétisation dans la langue locale est focalisée sur la mise en pratique des acquis par exemple pour l'attribution de microcrédits, la génération de revenus, l'autonomisation des femmes et dans l'exercice des droits de l'homme. Seules six des vingt-deux langues possèdent le statut de langues officielles, et les systèmes d'écriture de toutes ces langues n'ont été élaborés qu'au cours des trente dernières années. Interrogés dans le cadre d'une évaluation du projet sur la manière dont ils jugent personnellement les avantages et l'impact de l'alphabétisation, les apprenants ont fourni les réponses listées ci-dessous (SIL UK, 2004).
Cette liste fascine par la grande importance accordée à l'interaction entre l'alphabétisation et la langue, les langues locales et l'accès à l'apprentissage de l'anglais jouant ici des rôles déterminants. La première raison invoquée au début de la liste («Écrire dans ma propre langue/langue maternelle») a été très fréquemment avancée. À première vue, il paraît s'agir d'un commentaire superficiel et presque mal fondé, n'ajoutant rien de bien nouveau à ce que nous savons déjà sur l'alphabétisation. Toutefois, il est éminemment important étant donné que, voici tout juste quelques années, les langues locales étaient uniquement orales et que la scolarité ainsi que toute autre forme d'éducation a systématiquement rejeté leur emploi jusqu'à une date récente. Pour les gens, écrire et apprendre dans leur langue maternelle est l'une des principales valeurs de l'alphabétisation et un facteur qui les incitent à s'alphabétiser du fait qu'ils n'ont plus à surmonter les obstacles que constituent l'apprentissage et l'utilisation d'une langue étrangère qui les contraindrait dans une certaine mesure à adopter une culture et une façon de penser qui ne sont pas les leurs. On peut interpréter cette réponse comme l'expression de nombreuses émotions différentes: soulagement, émotion, affirmation de sa propre culture, plaisir d'apprendre, etc.
De crainte que l'on ne conclue de ces observations que le programme d'alphabétisation a favorisé une exclusivité ethnolinguistique, il convient aussi de faire remarquer les deux dernières réactions listées. La grande majorité des apprenants déclare souhaiter aussi apprendre l'anglais. Ainsi des communautés ont-elles exprimé leur désir d'utiliser leurs propres langues et d'apprendre l'anglais pour communiquer sur un terrain plus vaste, disposer de possibilités plus étendues et (au niveau du pays) avoir un poids politique plus grand. Ces opinions coïncident avec celles de nombreuses personnes, en Afrique et ailleurs, qui utilisent plusieurs langues au quotidien: adopter une démarche multilingue dans l'éducation est le seul moyen adéquat de progresser.
La mise en place locale par ce projet de politiques linguistiques a des conséquences intéressantes: du fait qu'il arrive que pour des raisons politiques le gouvernement change de position au sujet des langues dans le système scolaire, on observe une dynamique différente dans les activités à la base. Dans certaines communautés, les parents qui se sont alphabétisés dans leur langue exercent des pressions sur l'école pour que des cours d'alphabétisation dans les langues locales soient organisés pour leurs enfants dans le cadre ou en plus de l'emploi du temps ordinaire, rendant ainsi la scolarité bilingue. Dans de nombreux cas, les animateurs formés à l'éducation des adultes donnent aussi des cours aux enfants, les enseignants du système formel ne disposant pas forcément des connaissances nécessaires pour fournir un tel enseignement. Ainsi, l'utilisation des langues dans l'alphabétisation des adultes a une influence sur la scolarité des enfants: une fois que les parents ont découvert par eux-mêmes les avantages fonctionnels et culturels de l'alphabétisation multilingue: langue locale + langue officielle, ils souhaitent que leurs enfants puissent en bénéficier.
On a souvent dit que le Cameroun, pays où l'on parle deux cents cinquante langues différentes pour quinze millions d'habitants, faisait partie des «zones d'instabilité linguistiques» du monde. Regroupée dans trois familles linguistiques principales, le bantu, l'adamawa et le chadic, la plus grande communauté linguistique totalise moins de 20 % de la population du pays (Skutnabb-Kangas, 2000), d'où la taille très réduite de certaines communautés qui comptent tout juste quelque deux mille locuteurs. La situation est en outre compliquée par l'emploi de deux langues officielles: le français et l'anglais, héritages d'un passé colonial divisé.
Depuis l'indépendance, en 1960, le débat sur la manière d'utiliser ou d'intégrer les langues camerounaises dans la vie du pays, notamment dans l'éducation, fait rage. Nous ne retracerons pas ici l'histoire des caprices de la politique linguistique et de l'utilisation des langues au Cameroun (cf. Robinson, 1996); il nous suffira de signaler que ce n'est que pendant les années quatre-vingt-dix que les déclarations officielles et les dispositions légales ont ouvert la voie à l'utilisation des langues camerounaises dans l'éducation formelle. Bien qu'il ne soit pas encore complètement généralisé, un modèle d'éducation bilingue bien testé est actuellement en place dans plus de trois cents écoles primaires comptant plus de 340 000 élèves. Ce système, connu sous le nom de PROPELCA,2 permet aux enfants d'entamer la scolarité dans leur langue maternelle avant d'apprendre l'une des langues officielles dans laquelle les cours se dérouleront à partir de la quatrième année de primaire. Ces évolutions ont donné aussi plus d'importance à l'emploi des langues camerounaises dans l'éducation des adultes.
En fait, les langues locales avaient toujours été utilisées pour alphabétiser les adultes, sauf par le gouvernement qui organisait uniquement des programmes dans les langues officielles. Néanmoins, les ONG locales et internationales, les églises et les missions s'étaient employées à développer des langues conjointement avec des communautés pour qu'elles puissent être utilisées dans l'alphabétisation. La question de savoir comment planifier de telles activités à plus vaste échelle et en faire bénéficier les nombreuses communautés linguistiques du pays commença à se poser. Quel type de programme pourrait répondre à la nécessité de disposer d'environnements d'alphabétisation bilingues pourtant de langues et de groupes différents? En ce qui concerne l'alphabétisation des adultes, la réponse camerounaise a consisté à déléguer la responsabilité aux communautés elles-mêmes. Des comités linguistiques, chargés de stimuler et de superviser les activités d'alphabétisation, ont ainsi vu le jour au niveau des communautés. Ils reçoivent le soutien de l'Association nationale des comités linguistiques du Cameroun (NACALCO), une ONG nationale qui propose des formations dans tous les domaines de l'alphabétisation et finance aussi la production d'un certain nombre de matériels. Actuellement, soixante-seize comités sont affiliés à la NACALCO dont le personnel forme des enseignants dans les écoles du PROPELCA. Outre la sélection des enseignants et l'organisation de cours d'alphabétisation des adultes, on attend des comités linguistiques locaux qu'ils
L'un des piliers de la philosophie d'une telle démarche consiste à créer un lien entre l'alphabétisation des adultes et l'environnement local. Là où les écoles du PROPELCA opèrent, il est possible d'établir des liens entres les systèmes formel et non formel, rapprochant ainsi les apprenants, adultes et enfants. Les comités linguistiques tissent des liens et conçoivent des projets d'écriture/de publication en collaboration avec des ONG dans des secteurs du développement. Des concours de rédaction de textes sont organisés pour promouvoir et célébrer la culture et le savoir locaux. Parallèlement à ces activités sont organisés des cours qui permettent de passer à l'alphabétisation dans l'une des langues officielles.
Comme de nombreuses ONG, la NACALCO s'est focalisée sur la promotion de l'alphabétisation des adultes sur le terrain sans faire le relevé de ses expériences ou des enseignements tirés et sans les propager. Son approche qui consiste à déléguer la responsabilité dans une zone d'une extrême diversité linguistique est clairement liée à des questions de décentralisation et de gestion locale. Elle permet aussi de comprendre comment respecter entièrement une culture locale et y avoir recours dans l'éducation tout en dépassant le niveau local pour aller vers une approche plus vaste au niveau national. À la lumière des liens qui existent ici avec des questions cruciales de l'EPT, il est regrettable, et en même temps surprenant, que depuis Dakar, la NACALCO reçoive moins de fonds, ce qui a mis un terme en 2003 à l'un de ses projets les plus importants qui permettaient chaque année à vingt mille adultes de s'alphabétiser (NACALCO, 2005).
5. Questions émergentes
Tout un ensemble de questions d'ordre plus général émerge de ces études de cas et est mis en lumière ici. Bien que chacune d'elles mériterait que l'on entame des recherches à son sujet, il ne nous sera possible ici que de les aborder succinctement pour signaler à quel point les questions linguistiques sont fondamentales et lourdes de çondestructurerles pour l'alphabétisation des adultes
Langues et apprentissage des langues: pourquoi les langues occupent-elles une place aussi importante dans l'éducation et l'alphabétisation des adultes? Dans le domaine de l'éducation des adultes, il est établi que les adultes connaissent non seulement leur propre langue et la culture qu'elle véhicule, mais parfois aussi d'autres langues. Bien que ces connaissances ne s'étendent pas toujours à l'écriture, la maîtrise de ces langues à l'oral fait de l'alphabétisation une question de moyens à trouver pour leur permettre d'utiliser leurs ressources linguistiques. L'apprentissage d'autres langues est une toute autre question que nous aborderons plus tard. Étant donné que la meilleure façon de structurer les programmes d'alphabétisation des adultes consiste souvent à les intégrer dans un processus d'apprentissage plus large (nouvelles connaissances et compétences, nouveaux comportements, etc.), avoir recours au savoir des adultes est crucial pour une éducation pertinente: ce savoir est transmis dans les différents contextes au moyen de certaines langues qui doivent par conséquent être intégrées dans le processus d'apprentissage.
Statuts des langues: certains groupes et élites nourrissent de tels préjugés qu'il arrive qu'une langue ne soit définie en tant que telle que quand elle possède un système écrit, ce qui ravale les langues orales, souvent même qualifiées du terme de dialectes, à un rang inférieur. Les autorités coloniales d'Afrique francophone (une expression très révélatrice !) qualifiaient ces langues de patois, alors que dans les pays arabes, seul l'arabe standard moderne a valeur de langue. Les différentes formes de l'arabe telles qu'on les parle au quotidien diffèrent toutefois considérablement de l'arabe standard: elles ne disposent pas de systèmes écrits et sont considérées comme des déformations de la «vraie langue». Le souci de faire de la langue un symbole d'unité nationale a poussé la population bhoutanaise à considérer que les autres langues sont inférieures ou qu'il s'agit simplement de dialectes bien qu'elles soient en fait des langues à proprement parler. Du point de vue de l'alphabétisation et de la définition du terme «alphabétisé», il se peut qu'un seul type d'alphabétisation soit reconnu en tant que tel dans une langue particulière, l'alphabétisation dans d'autres langues n'étant dès lors pas considérée comme digne de ce nom.
Oralité et alphabétisation: par le passé, on a beaucoup insisté sur les différences entre sociétés orales et lettrées par rapport à leurs structures et à leur développement. Des études approfondies sur les multiples littératies découvertes dans différentes sociétés et sur les pratiques de communication en général ont révélé qu'il existe en fait une évolution continue des pratiques orales et écrites (cf. Collins et Blot, 2003). L'oralité est une stratégie de communication au même titre que l'alphabétisation. Toutes deux sont déployées de manières et à des degrés divers dans des situations déterminées. Par conséquent elles ne sont pas antagonistes mais ont un rapport symbiotique. Cette compréhension du problème abolit le concept selon lequel certaines langues se prêtent intrinsèquement mieux que d'autres à l'alphabétisation ou à certains modes de pensée, et permet de constater qu'il s'agit par conséquent ici d'une question de développement et de planification des langues, ce qui n'a rien à voir avec leur nature.
Environnement alphabétisé: le concept de l'environnement alphabétisé est une manière efficace de réunir tous les aspects de l'alphabétisation: acquisition et utilisation des connaissances, matériels, pratiques, médias, organismes, objectifs et langues. Comme le montrent les différentes études que nous avons présentées plus haut, les littératies multilingues sont souvent favorisées par les ONG qui ne reçoivent que peu d'aide active des gouvernements dans leur démarche. Là où les gens s'alphabétisent dans les langues de minorités, l'environnement alphabétisé est souvent très faible dans cette langue, ce qui se traduit par une utilisation restreinte des acquis dans cette langue dans laquelle peu de matériels sont en outre disponibles. L'absence d'intérêt à l'égard de l'environnement dans lequel les gens s'alphabétisent et mettent leurs acquis en pratique peut affaiblir les efforts d'alphabétisation entrepris et empêcher les gens d'employer leurs nouvelles connaissances pour améliorer leurs conditions de vie. Même dans les régions monolingues où l'alphabétisation se déroule dans la langue prédominante et où les environnements alphabétisés sont relativement puissants et dynamiques, certaines insuffisances dans le domaine de l'enseignement entraînent l'absence de compétences utilisables au niveau de la lecture, de l'écriture et du calcul. Cette situation freine le développement quand les gens ne sont pas pleinement capables de saisir les possibilités d'éducation qui s'offrent à eux dans d'autres domaines de compétences. C'est ce qu'un programme d'éducation des adultes à distance mené en Mongolie a mis en évidence et ce que l'on peut voir également au Bangladesh. L'absence d'analyse des environnements alphabétisés et le manque d'attention à l'égard d'une de leurs facettes particulières, comprenant la langue, contribuent aussi à réduire les possibilités de développement à moins que les gens ne soient pas en mesure de saisir celles qui leur sont offertes.
Langues et alphabétisation: pour l'alphabétisation, la question linguistique est complexe et s'étend aux objectifs et pratiques de l'alphabétisation, aux méthodes et matériels pédagogiques, aux cadres institutionnels et à la situation sociolinguistique. Je me pencherai ici exclusivement sur deux sujets: le bilinguisme et l'apprentissage des langues. Un mythe continue de persister dans certains milieux qui pensent que s'alphabétiser dans une langue réduit les chances de s'alphabétiser convenablement dans une autre: ils semblent considérer que l'alphabétisation dans la langue maternelle freine celle dans une langue plus couramment utilisée. Un autre mythe, quoique moins répandu aujourd'hui, laisse croire que le bilinguisme a un effet soustractif : apprendre une autre langue réduit les capacités dans celle que l'on connaît déjà. En fait, l'inverse est vrai: le bilinguisme a un effet additif, ce qui est également valable pour la «bialphabétisation», comme certains l'appellent (cf. Hornberger, 2003). Comme l'a démontré l'étude menée en République démocratique du Congo, que nous avons présentée plus haut, l'emploi de trois langues d'alphabétisation peut être parfaitement naturel quant à la manière dont les gens utilisent ces langues et approprié dans un contexte sociopolitique plus large. Seuls les gens qui ne connaissent pas le quotidien multilingue (la norme pour la majorité des habitants de la planète) considèrent que l'organisation et la mise en place d'activités d'alphabétisation multilingues sont coûteuses et compliquées.
La seconde question qu'il convient d'aborder ici est la confusion qui règne entre alphabétisation et apprentissage des langues. Dans un environnement multilingue, comme dans le cas ougandais cité plus haut en exemple, les gens peuvent avoir tendance à vouloir principalement s'alphabétiser dans la langue du pouvoir, essentiellement l'anglais ou le français en Afrique. Néanmoins, le processus d'apprentissage de la lecture, de l'écriture et du calcul n'a rien à voir avec celui d'une seconde langue. Par conséquent, il faut traiter ces deux processus séparément. Encore une fois, comme le montre l'exemple ougandais, il est préférable d'alphabétiser les gens dans une langue qu'ils connaissent bien, c'est-à-dire dans leur langue maternelle, avant d'entreprendre de leur enseigner une autre langue. Une fois alphabétisés, ils ont ainsi l'esprit plus libre pour apprendre une seconde langue et n'ont pas besoin de tout mener de front. Là où les cours d'alphabétisation sont dispensés uniquement dans une langue que les apprenants ne parlent pas ou qu'ils connaissent mal, il arrive que les résultats soient médiocres, tant au niveau de l'apprentissage de la langue que de l'alphabétisation.
Langues et matériels: les participants à des programmes d'alphabétisation se plaignent souvent qu'ils n'ont rien à lire, ou tout au moins rien d'intéressant, une fois qu'ils se sont alphabétisés. Quand il est question de langues prédominantes, ceci peut être dû au fait que les matériels imprimés sont inabordables, non disponibles ou mal distribués, ou à un contrôle institutionnel de ce que lisent les gens. Pour ce qui est des minorités linguistiques, le manque de matériels (on trouve tout simplement très peu d'ouvrages dans ces langues) est souvent à l'origine de ces récriminations. Cette situation montre une fois de plus le manque d'attention à l'égard de l'environnement alphabétisé dans son ensemble. Elle indique aussi la nécessité d'accorder le même poids à l'écriture qu'à la lecture: chaque communauté abrite des auteurs potentiels, et tout programme d'alphabétisation devrait chercher à former des écrivains dans le cadre de ses activités d'enseignement de la lecture et de l'écriture. Quelle que soit la situation linguistique (langue prédominante ou locale) les acquis de l'alphabétisation ne seront durablement utilisés que si l'environnement alphabétisé est dynamique et constamment renouvelé. La plupart des programmes d'alphabétisation qui interviennent dans une optique de développement se focalisent sur des matériels fonctionnels et oublient que l'envie de s'alphabétiser est entre autres liée à la perspective de pouvoir se tenir au courant de l'actualité sur place et ailleurs, et d'être capable de lire pour le plaisir. Cet état de fait exige tant la production d'ouvrages éphémères que celle de matériels plus fonctionnels et plus durables.
Langues et administration et gestion des activités d'alphabétisation: il est de plus en plus généralement admis que les programmes d'alphabétisation devraient être organisés localement, dans la pleine reconnaissance des conditions sur le terrain. Ceci implique que l'on accorde de l'attention à la manière dont ces programmes peuvent être gérés localement et aux structures administratives qui conviennent le mieux pour cela. Dans un contexte multilingue une gestion et des contributions locales s'imposent vu la nécessité de créer des liens avec l'environnement sociolinguistique et d'introduire le savoir et la culture locaux dans les activités. Collaborer avec des créateurs de savoirs et des gardiens des traditions n'est possible que quand la communauté locale est responsable des contenus de l'apprentissage. Les comités linguistiques du Cameroun montrent bien la manière de rassembler ces aspects de l'alphabétisation et le soutien qu'ils nécessitent. Il convient aussi de faire remarquer qu'il vaut mieux une gestion de ce type dans la langue des bénéficiaires, une telle démarche favorisant la consolidation des liens entre l'apprentissage et le développement socioculturel plus large de la communauté. En fait, le problème des langues soulève des questions beaucoup plus vastes concernant les processus de décentralisation dans des contextes multilingues et multiculturels: comme pouvons-nous concevoir, gérer et maintenir localement le développement social en concertation avec les gens sur place, avec leur contribution et en tenant pleinement compte des réalités culturelles? Communiquer avec les gens dans leur langue est une condition sine qua non que l'on passe systématiquement sous silence.
Pour conclure, il faut bien préciser que la formulation de politiques devrait se plier aux besoins et aux schémas linguistiques dans les communautés, et accorder une attention toute particulière à la façon dont des minorités structurent l'emploi des ressources linguistiques à leur disposition. En clair, il faut minutieusement articuler et mettre en œuvre les politiques multilingues. Skutnabb-Kangas (2000) est un fervent avocat des approches éducatives multilingues et de la nécessité de tenir compte des langues parlées par les minorités. Elle signale que «l'alphabétisation dans une seule langue ne peut porter ses fruits que dans les pays où elle est la langue maternelle d'une majorité très large de la population ou s'il s'agit d'une langue véhiculaire que les gens maîtrisent très bien.» La plupart des pays notamment ceux en développement présentent un niveau élevé de multilinguisme. L'ab-
sence de politiques linguistiques clairement adaptées est le revers de la médaille qui se traduit par des conséquences négatives dont nous présenterons quelques-unes ci-dessous.
À l'évidence, seule une politique permettant aux gens d'utiliser pour leur éducation les langues qu'ils parlent au quotidien n'aura pas ces effets négatifs.
Même quand les intervenants tombent d'accord sur ce principe, tant les gouvernements que les communautés locales s'opposent aux politiques multilingues. Les objections les plus fréquentes sont les suivantes:
Une politique multilingue doit présenter les caractéristiques essentielles suivantes, qui devront être adaptées à la situation sur place:
Ces questions et préoccupations ont une grande portée, ce qui n'est pas surprenant au regard de l'importance centrale des langues qui sont des moyens de communication primordiaux (des éléments vitaux du développement de l'éducation et de la société) et en même temps des marques d'identité essentielles. À moins que nous ne concevions et ne mettions en œuvre des politiques multilingues dans les environnements qui l'exigent, il ne faudra pas s'étonner si la communication ne fonctionne pas et si les langues deviennent des points de ralliement pour des populations qui crient de plus en plus fort leur volonté d'affirmer leur propre identité.
1 Entre temps, la méthode REFLECTest devenue une approche plus générale de la communication dans le contexte des rapports de force sociaux au niveau desquels l'alphabétisation pourrait être une stratégie de développement. (Archer et Newman, 2003).
2 Projet de recherche opérationnelle pour l'enseignement des langues au Cameroun.
Ager, Dennis. 2001. Motivation in language planning and language policy. Clevedon: Multilingual Matters.
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