Carlos Núñez Hurtado

D’une nostalgie surannée ou toujours d’actualité ? Une appréciation personnelle de Paulo Freire par Carlos Nunez Hurtado. Dans son interprétation, il conclut que les pensées freiriennes n’ont rien perdu de leur actualité.

Actualité de la pensée de Paulo Freire

Introduction

Je suis comblé qu’on m’ait demandé de faire une communication sur l’actualité de la pensée de Paulo Freire. En effet, cet auteur a un grand nombre d’admirateurs et de disciples. Mais il est aussi certain que beaucoup de ceux qui l’ont fréquenté il y a bien longtemps, dans les années 1960 et 1970, sont souvent d’avis, quand son nom tombe dans la conversation, qu’il n’est déjà plus qu’une référence nostalgique à un passé chargé d’idées politiques franchement dépassées à l’heure actuelle.

Et ils assortissent (presque tous sans exception) cette assertion d’une référence à son classique Pédagogie des opprimés. Autrement dit, ils n’ont lu de Paulo que cet ouvrage, si tant est qu’ils l’aient lu. Ils l’ont lu et ils replacent cette lecture dans un contexte précis et dans une époque qui fut sans aucun doute très marquante et riche en grandes idées, valeurs, événements, difficultés, personnalités...

Or le monde a changé depuis, cela ne fait aucun doute. Freire signale que

«l’idéologie fataliste et paralysante qui sous-tend le discours libéral fait rage dans le monde. En se donnant des airs de postmodernité, elle entend nous convaincre que nous sommes impuissants face à la réalité sociale qui, d’historique et culturelle, devient «quasi naturelle».

C’est vrai. Et avec elle, l’échec, le désespoir et le pragmatisme se sont emparés des esprits. De nombreuses personnes disent à juste titre que Paulo n’est plus un auteur de référence actuel. Peut-être s’agit-il de celles qui, sans faire preuve d’esprit critique, ont accepté comme une chose normale l’actuelle hégémonie de l’éthique du marché, de l’éthique de la mort qui, de nos jours, appauvrit l’humanité, détruit notre planète et prétend justifier des crimes et des guerres au nom de dieux qu’elles inventent elles-mêmes et intronisent au moyen de leurs mécanismes idéologiques et de télécommunication sophistiqués.

Mais cette réalité, si différente, mais au fond si semblable à celle d’il y a 30 ou 40 ans, semble ne pas émouvoir un grand nombre de nos intellectuels, universitaires, responsables politiques ou dignitaires de l’Église. Bien qu’héritiers de ces temps et de ces luttes, ils sont aujourd’hui nombreux à avoir radicalement changé d’opinion et, par conséquent, à justifier les crimes contre lesquels ils ont lutté dans ce passé chargé d’idéaux et de sacrifices, mais aussi – il faut le dire – de graves erreurs.

C’est pourquoi freire reste pour beaucoup «nécessairement lié» à ce passé que l’on cherche à ignorer de nos jours. D’autres – peut-être la majorité – ne l’ont même pas connu. Ou Freire n’est pour eux qu’une référence bibliographique dans le cadre d’une activité intellectuelle ou universitaire résolument désengagée et aseptisée, comme on en trouve à foison de nos jours.

Cependant, il est étrange que les auteurs et mouvements qui, de nos jours, interpellent et intéressent développent des thèses si proches de la pensée freirienne que l’on ne comprend pas ce dédain et/ou désintérêt pour un auteur qui, par son œuvre et sa biographie, a indubitablement marqué la réflexion pédagogique du XXe siècle. Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’ouvrage d’Edgar Morin intitulé Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur.

Le fait est, à mon avis, qu’on ne peut pas se contenter de «lire» Freire. Freire engage. Et l’engagement, à notre époque néolibérale, se fait très rare. Peut-être ceux qui le méconnaissent ou le dénigrent se protègent au fond inconsciemment contre les implications vitales d’une pensée éthique, politique, pédagogique et épistémologique qui, de manière harmonieuse et cohérente, invite en profondeur à s’engager en faveur de la vie, de la justice et de l’émancipation.

Comme dans les années 1960, et ce bien que nous soyons au xxie siècle.

C’est ce point de vue que je prétends réviser à l’aune de mon appréciation personnelle de Paulo Freire. Cependant, ce que je vais décrire n’est pas nécessairement le Paulo Freire de tout le monde; il s’agit de ma propre lecture de Paulo Freire. J’ai lu, relu, assimilé, rénové et réinventé Freire au fil de quarante années de pratique dans le domaine de «l’éducation populaire», mais aussi dans le cadre de mon activité auprès d’institutions publiques de divers pays, auprès d’organisations internationales et plus récemment, sur le terrain au sein d’un établissement d’enseignement.

Et quand je dis «lecture», je me réfère bien sûr à l’œuvre écrite de Paulo, qui est extrêmement vaste. Paulo a continué de vivre, travailler et écrire jusqu’après sa mort, car Nita, sa veuve, a édité des textes qui étaient dans son secrétaire et ses archives pour publier à titre posthume deux livres supplémentaires: pedagogia da indignação [Pédagogie de l’indignation] et pedagogia dos sonhos possíveis [Pédagogie des rêves possibles].

Cependant, je ne me situe en aucun cas dans sa simple lecture en tant que produit de simple intérêt intellectuel. Comme bien d’autres auteurs, Paulo Freire, a été un guide et une source d’inspiration dans un travail d’«éducation populaire» engagé et partagé avec un grand nombre de camarades aux quatre coins de notre vaste continent.

Et c’est de ce point de vue, sur le fondement d’une lecture analytique, réinterprétée et contextualisée de son œuvre, et pour avoir eu le privilège de partager avec lui divers moments de travail et d’échanges profondément humains et professionnels que je donne maintenant ma propre interprétation de Freire à la lumière de ma pratique socio-éducative, organisatrice, culturelle et politique.

Ma lecture actuelle de Freire

Je vais donc essayer d’exposer ce qui, pour moi, constitue le cœur de la pensée de Freire. Je vais citer1 Freire – malgré les risques que cela comporte – pour illustrer la manière dont il exprimait ses idées.

Par étapes successives, j’ai découvert que Freire pouvait se lire selon quatre grands axes, piliers ou domaines de connaissance.

  1. Sa prise de position, sa revendication et son développement de la pensée et de l’engagement éthique
  2. son cadre épistémologique à caractère dialectique, un cadre ré nové et inspirateur
  3. Son projet pédagogique cohérent
  4. Son indéfectible engagement sociopolitique

Je pars de cette conceptualisation générale que Paulo fait de l’éducation, pour expliquer ce qu’il affirme, quand il nous dit que l’éducation

«… est un processus de connaissance, de formation politique, de manifestation éthique, de quête de la beauté, de formation scientifique et technique; c’est cela l’éducation: une pratique indispensable et spécifique des êtres humains dans l’histoire, comme mouvement et comme lutte.»

Comme nous le voyons, nous retrouvons les quatre composantes énumérées.

Je développerai succinctement chacun de ces quatre éléments «freiriens», pour leur meilleure compréhension.

La dimension éthique

À cet égard, Paulo évoque et revendique de manière récurrente le «caractère éthique» de l’éducation. Pour lui, il ne saurait y avoir d’éducation qui ne soutienne et reprenne à son compte un engagement éthique. Mais comme nous allons le voir, il ne réduit pas cela à l’intégration d’un simple «enseignement de valeurs», approche fonctionnaliste par laquelle on tenterait d’aborder ce «sujet à la mode» dans l’éducation. Il me semble que l’une des principales dérives des approches contemporaines, c’est de vouloir convertir l’engagement éthique (social, politique et écologique) de l’individu – en l’occurrence de l’éducateur – en une «matière d’enseignement» ou en un cycle de cours visant à «enseigner des valeurs».

«La pratique de l’éducation, c’est tout cela: l’affectivité, le plaisir, l’aptitude intellectuelle et la maîtrise technique au service du changement.» Freire

 

«Il faut se rappeler qu’au Mexique, la seule discipline allant dans ce sens – et qui, d’une certaine manière, nous rapprochait sensiblement de cette dimension éthique – était «l’instruction civique». Mais, supposant certainement que nous sommes un pays très éthique et humaniste, les autorités éducatives et politiques en place dans notre pays il y a des années ont supprimé cette discipline. Elle a été réintroduite récemment, mais seulement dans l’enseignement secondaire.»

Évidemment, quand nous parlons de la pensée éthique de Paulo, nous n’entendons pas par là «introduire» ou «supprimer» des matières d’enseignement et/ou expliquer dans des cours théoriques des valeurs, comment la liberté, la fraternité et la justice. Nous faisons référence à l’intégration d’une approche éthique au cœur de toute activité éducative théorico-pratique, au niveau de l’individu et de la société.

On ne saurait «disqualifier» une pensée qui nous conduit à rénover constamment notre engagement éthique. À cet égard, il faudrait se demander si ce qui a été autrefois à l’origine de notre engagement (et ce dont nous avons pris conscience aussi grâce à la pensée de Freire) ne devrait pas nous maintenir dans cet engagement pour un monde meilleur. En effet, l’engagement est venu avec la prise de conscience (la «conscientisation» freirienne) de ce que le monde était injuste, pétri de contradictions, marqué par un processus de marginalisation croissante, la violence, les atteintes aux droits de l’Homme et une pauvreté extrême…

La question obligée de nos jours, en 2003, devrait consister à se demander si ce monde qui, il y a 20, 30 ou 40 ans, nous a amenés à nous engager est devenu meilleur. Peut-être avons-nous aujourd’hui moins de pauvreté, moins d’exclusion, moins de violence, moins d’atteintes aux droits de l’Homme, moins de dégradations de l’environnement? Bien au contraire. Tous autant que nous sommes, si nous interrogeons notreconscience et nos connaissances en toute honnêteté, nous devrons répondre NON. Autrefois, ceux qu’on appelait les «marginaux» étaient des personnes pauvres, en marge des bienfaits dispensés par une société injuste, celle-là même qui aujourd’hui, sans aucune pudeur, les appelle les «exclus».

De fait, le cynisme de la pensée néolibérale (et de ses intellectuels) ne fait preuve d’aucune pudeur en remarquant que l’on peut et doit «se passer» de ces personnes. Et nous ne parlons pas d’autres pays; nous parlons du Mexique, où il s’est trouvé dans un passé récent des fonctionnaires et des analystes pour indiquer de manière explicite qu’il y a des personnes «non viables», qu’on ne peut par conséquent pas prendre en charge. S’ils ne le disent pas expressément en des termes aussi cyniques, ils l’expriment de toute manière dans la «langue» des politiques publiques et des exercices budgétaires à tous les niveaux, y compris – bien sûr – dans le domaine éducatif.

Sans abuser de chiffres peut-être connus de tous, Xavier Gorostiaga et Manfred Mac Neff illustrent mon propos en nous rappelant des statistiques des Nations unies: 345 personnes – et non des entreprises – détiennent un patrimoine équivalant au PIB de 40 % des pays pauvres. Des chiffres qui donnent véritablement froid dans le dos. Nous ne pouvons cependant les «lire» comme des statistiques, simples et froides. Il faut consentir un effort pour «humaniser» ces données et cultiver de cette manière une sensibilité qui nous aide à rénover notre engagement éthique. Ces statistiques évoquent pour nous le visage de l’enfant des rues en train de faire son numéro d’avaleur de feu au coin de la rue. Ou encore l’indigène auquel nous donnons – ou par souci de rationalisation, ne donnons pas – l’obole qu’il nous quémande à chaque coin de rue.

Dans le monde actuel, nous devons hélas accepter que les atteintes aux droits de l’Homme s’aggravent constamment, que la violence s’installe. Nous vivons encore la tragédie de la «guerre sainte» que les États-Unis ont déclarée aux «terroristes impies» de confession musulmane.

Le problème est que nous ne nous émouvons peut-être plus devant ces faits. Il est devenu «normal» que le mensonge, le vol, la calomnie, les atteintes aux droits de l’Homme et la destruction de l’environnement s’installent dans notre confortable inconscience.

Face à cette situation injuste et inacceptable, nous devons prendre de nouveau position au nom de l’éthique. Et si la réalité (et les statistiques qui l’illustrent) nous a amenés d’une manière ou d’une autre à nous engager par le passé, comment pouvons-nous donc nier la nécessité urgente de renouveler notre engagement éthique? Comment pouvons-nous oublier notre «conscientisation»? Nous devons comprendre et assumer cet engagement comme une quête de conscience et de cohérence dans notre propre travail dans la salle de cours ou ailleurs. «ce n’est pas dans la résignation», dit Paulo, «que nous nous affirmons, mais dans la rébellion face aux injustices. D’où», dit-il, «le ton de rage, de rage légitime qui enveloppe mon discours quand j’évoque les injustices qui enveloppent les gueux de ce monde

Voilà son message fort à caractère éthique. Il a toujours été le sien, mais il s’exprime avec davantage de force et de conséquence, avec la «déroute» des paradigmes humanistes consécutive aux changements intervenus dans le monde à la fin des années 1980 et à la chute du mur de Berlin. En nous détournant de ce message, nous nous sommes bien souvent détournés de nos convictions et engagements, lorsque nous nous sommes retrouvés désorientés et apparemment dépouillés de nos paradigmes.

C’est justement en cette période de «fin des temps» que la pensée de Freire est de nouveau porteuse d’espoir. Et Freire la soutient ou la justifie par cette «rage légitime» qui, en raison de son engagement éthique, ne lui permet pas de s’accommoder de cet état de fait. C’est pourquoi il nous dit:

«Nous parlons d’éthique et d’attitude substantiellement démocratique, parce que, n’étant pas neutre, la pratique éducative, la formation des hommes, implique des choix, des ruptures, des décisions. Être en faveur d’un rêve et s’opposer à un autre, être en faveur de quelqu’un et contre quelqu’un d’autre. Et c’est précisément cet impératif qui exige de l’éducateur un comportement éthique et un nécessaire militantisme démocratique et lui imposed’être vigilant en permanence, dans le sens où il doit veiller à la cohérence entre son discours et sa pratique ». (Extrait de política e educação [Politique et éducation])

Cela est sans ambiguïté. L’éducation et les éducateurs doivent être les bâtisseurs du rêve au nom duquel nous nous sommes engagés. Et cela implique des choix, des ruptures éthiques. On ne peut accepter ni se reposer sur l’idée d’une neutralité apparente.

«L’enseignement des contenus implique le témoignage éthique de l’enseignant», nous dit-il dans Pédagogie de l’autonomie. Et il ajoute:

«On ne peut donner des cours de liberté, de fraternité et d’égalité et soumettre à un examen en demandant: qu’entendez-vous par cela? L’enseignement implique aussi de s’engager et de vivre dans son propre processus éducatif, dans la salle de cours ou ailleurs; il implique la cohérence éthique du positionnement du professeur.»

C’est pourquoi il affirme avec force, en se référant à son dernier livre:

«Ce petit livre est traversé ou baigné dans sa totalité pour le sentiment d’un nécessaire caractère éthique qui connote de manière expressive le caractère naturel de la pratique éducative en tant que pratique formatrice. Éducateurs et éduqués, nous ne pouvons en vérité nous dérober à la rigueur éthique

Et il l’affirme avec beaucoup de force, car il nous dit avec une apparente simplicité: «Je suis parfaitement convaincu de la nature éthique de la pratique éducative, en tant que pratique spécifiquement humaine.»

En posant l’engagement éthique de l’éducateur comme condition substantielle pour pouvoir assurer l’«éducation à des valeurs», il réaffirme le lien indissoluble entre la théorie et la pratique du maître. En effet, on ne peut «enseigner» l’éthique et des «valeurs» en marge d’un engagement et d’un comportement socio-historique concret de l’éducateur en tant que personne et citoyen du monde réel.

Il est important de signaler que lorsque nous parlons d’éthique, nous faisons normalement référence à «notre» éthique, c’est-à-dire à celle qui est synonyme de «bien». À celle qui reconnaît et considère des valeurs comme la justice, la fraternité, la liberté ou la tendresse comme inhérentes à la dimension humaine. Il existe cependant dans la réalité une «autre» éthique – au sens de système de valeurs établi – qui est en réalité l’éthique hégémonique et dominante: l’ «éthique du marché» ou «éthique néolibérale». C’est cette éthique qui a pour valeurs et fondements l’égoïsme humain et la concurrence. Celle qui justifie les moyens – quels qu’ils soient – pour parvenir à une fin. Celle qui accepte par conséquent le mensonge et la tromperie, sans aucune pudeur. C’est pourquoi Paulo nous dit:

«Je suis profondément convaincu de la nature éthique de la pratique éducative, en tant que pratique spécifiquement humaine. L’être humain est un être éthique, quel que soit son cadre éthique: l’éthique de la vie, l’éthique humaniste, ou la manière dont nous sommes parvenus à l’éthique du marché et y avons souscrit».

La réalité est celle de ce monde. Et nous sommes dans ce monde concret… Et non pas dans l’éther. C’est pourquoi, dans notre vie réelle (personnelle, sociale, politique, économique, professionnelle, etc.) nous vivons et agissons sous l’emprise permanente de l’éthique dominante de type néolibéral. Une éthique qui n’a que peu ou rien à voir avec les valeurs qu’au nom d’une position éthique humaniste, nous déclarons reprendre à notre compte et prétendons reconnaître, vivre et défendre. C’est pourquoi, dans notre vie personnelle et dans notre vie sociale, il nous arrive fréquemment de jouer et d’assumer des rôles et des comportements qui sont en contradiction avec nos propos et nos désirs. Cela est la conséquence de l’influence de l’éthique dominante dans la réalité.

«Il est décisif d’apprendre comment prendre des décisions.» Freire

face à cette éthique hégé monique, la première chose à faire est de reconnaître son existence et l’influence réelle qu’elle exerce sur nous tous d’un point de vue social et culturel. C’est-à-dire de chercher à dépasser une position éthique humaniste fondée sur le simple discours théorique ou intellectuel, lequel ne nous engage pas. Nous devons faire de notre éthique une pratique, une pratique cohérente qui se traduise en actes réels dans notre vie personnelle, familiale et sociale. En notre qualité d’éducateurs, nous devons la matérialiser dans le processus d’enseignement-apprentissage dont nous faisons la promotion, mais aussi dans les processus sociopolitiques de notre contexte, dans toutes les sphères de notre vie, car nous ne cesserons jamais d’être des citoyens et, tout simplement, des membres de l’humanité.

Pour cette raison, nous devons surmonter le fatalisme et la déroute qui, à la manière d’une lèpre rongeant l’esprit, nous gangrène peu à peu. Et c’est là que réside le grand danger: croire, peut-être inconsciemment, que ces situations absurdes et cette idéologie néolibérale sont «normales». C’est ce que j’ai appelé à de nombreuses reprises l’institutionnalisation sociale de cette «culture de la normalité».

En effet, progressivement et peut-être sans nous en rendre compte, nous nous sommes installés dans «la culture de la normalité». Pour nous Mexicains, ouvrir le journal et y trouver tous les jours la nouvelle d’une nouvelle escroquerie se chiffrant en millions de pesos, d’une nouvelle affaire FOBAPROA, d’un nouveau scandale… fait déjà partie de la «normalité». Eduardo Galeano nous en soumet de nombreux exemples dramatiques dans son ouvrage intitulé Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers.

Nous devons nous extraire de cette «normalité» confortable pour tenir en échec cette culture et idéologie paralysante. Paulo n’est cependant pas naïf. C’est pourquoi il nous dit:

«Sans même pouvoir nier l’existence concrète du désespoir, et sans ignorer les raisons historiques, économiques et sociales qui l’expliquent, je ne conçois pas l’existence humaine ni la lutte nécessaire pour l’améliorer sans l’espoir ni le rêve.»

Il ne s’agit pas de tenir des discours idéologisés et naïfs. Il faut aller au fond du problème de la récupération de l’ESPOIR, qui comme Paulo nous le rappelle

«… est une nécessité ontologique. Le désespoir est un espoir qui, en perdant son orientation, devient une distorsion de la nécessité ontologique.»

Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. nous vivons un «monde mauvais», un monde pervers, comme il le disait. Et il n’est pas facile de s’y positionner de manière consciente. Mais si nous éliminons l’espoir et le rêve, il n’y aura même pas une plate-forme à partir de laquelle penser les autres sujets.

Certains objecteront peut-être que c’était là le discours radical de la gauche autrefois. Mais que le monde d’aujourd’hui est pluriel, différent, et que nous devons être tolérants.

Mais on confond cette valeur de tolérance – qui est aujourd’hui plus importante que jamais – avec la mise en pratique caricaturale du vieux slogan «peace and love» utilisé avec une telle vigueur en d’autres temps par les hippies et les pacifistes. Il ne s’agit pas de cette tolérance. Paulo observe que

«la tolérance ne signifie en aucune manière le renoncement à ce qui me paraît juste, bon et certain. La personne tolérante ne renonce pas au rêve au nom duquel elle lutte de manière intransigeante, mais elle respecte celle qui a un rêve différent du sien. La tolérance est la sagesse ou l’aptitude à cohabiter avec des personnes différentes afin de mieux pouvoir combattre ce qui est antagonique, c’est une aptitude révolutionnaire et non pas conservatrice-libérale».

C’est pourquoi il est faux de dire que les contradictions, les idéologies et les antagonismes ont disparu et que nous sommes parvenus au «bout de l’histoire», comme l’affirme Fukoyama. De fait, face à ce qu’on appelle la crise des paradigmes, beaucoup ont «jeté le bébé avec l’eau du bain» et renient leurs prises de position et leurs engagements antérieurs.

Nous ne pouvons dissimuler et/ou vaciller dans notre engagement éthique en renonçant aux valeurs auxquelles nous souscrivions autrefois et que nous rejetons aujourd’hui, confortés par les critiques dirigées contre des expériences qui ont été très loin d’incarner les valeurs en question.

En résumé, un éducateur, encore plus qu’un citoyen lambda, ne peut renoncer au rêve et à son engagement éthique. C’est ce que Paulo nous rappelle sans aucune concession jusque dans ses dernières paroles.

La dimension épistémologique

Dans le droit fil de son engagement éthique, Paulo développe une approche épistémologique en accord avec ses principes et ses valeurs. S’il s’agit de construire des sujets libres par la médiation de l’éducation, on ne saurait en aucun cas comprendre le savoir comme un instrument de domination et/ou d’aliénation. L’éducation comprise et pratiquée comme un acte libérateur requiert un cadre épistémologique dans lequel le savoir est construction sociale permanente des sujets éduqués, dans l’acte individuel et social qui consiste à (se) comprendre et à (se) libérer. C’est pourquoi Paulo évoque constamment dans son œuvre la question «du savoir»: «Qu’est-ce que savoir? Qu’est-ce que le savoir? Comment accède-t-on au savoir?» En faveur de qui et contre qui détient-on un savoir? Des questions récurrentes parmi tant d’autres dans la pensée de Freire qui, d’un bout à l’autre de son œuvre, s’intéresse au développement d’un cadre épistémologique à caractère dialectique, et non positiviste.

Pour cette raison, Freire adresse une critique sévère à l’épistémologie d’inspiration positiviste traditionnelle, l’accusant de convertir l’éduqué en simple «objet» de transmission passive de savoirs préfabriqués qui sont bien souvent étrangers à sa sensibilité et à ses centres d’intérêt.

Mais c’est ce que fait généralement la pratique éducative. Et ce n’est pas un problème nouveau. Loin s’en faut. Nous avons tous été formés à cette école, à quelques louables exceptions près. Ainsi, la plupart d’entre nous avons été traités tout au long de notre formation comme de simples «objets» de l’éducation et de l’apprentissage de savoirs. Au sein de la famille, dans l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, au sein du parti (pour ceux qui se sont lancés dans le militantisme politique), dans le domaine religieux et ses différentes Églises, dans les médias. Dans la société en général – dans tous les domaines et à tous les niveaux – nous avons été «éduqués» dans l’autoritarisme, avec des croyances, des règles et des savoirs imposés verticalement.

Sans doute convient-il de rappeler que Freire donne à cette façon d’«éduquer» le nom d’«éducation bancaire», en faisant un parallèle avec l’acte par lequel un épargnant met de l’argent dans sa tirelire ou le place sur son livret de caisse d’épargne. Au terme d’une période donnée, le meilleur épargnant est celui qui a à son actif la plus grande quantité de pièces. Ainsi, dans l’«éducation bancaire», le meilleur élève est celui, qui à la fin de sa scolarité, peut «répéter», en extirpant de sa mémoire-tirelire le plus grand nombre possible de savoirs «économisés» que l’enseignant a «déposés» sans réflexion critique dans le cerveau-tirelire de ses élèves.

Cette image illustre on ne peut mieux ce qui se passe en général dans l’acte éducatif et dans la vie quotidienne. En effet, l’éduqué et le citoyen sont transformés en de simples «objets» du savoir qu’un pédagogue ou un leader politique généreux (qui sont ceux qui détiennent le savoir) transmet de manière passive et – dans la plupart des cas autoritaire – à ceux qui en deviennent les dépositaires ou «doivent» le devenir. et «ce» que ces derniers doivent recevoir a été présélectionné par l’autorité et/ou le maître lui-même. La validation du pouvoir se fait, dans le domaine scolaire, par le biais de l’examen et, dans la vie sociale, par la soumission et la passivité.

Dans ce modèle, quiconque ne répète pas fidèlement les paroles du maître est recalé. Telle est la conception «bancaire» que Paulo dénonce quand il nous dit dans pédagogie des opprimés – ouvrage écrit dans les années 1960 – que pour cette conception: «le savoir est un don de ceux qui se considèrent savants à ceux qu’ils considèrent comme étant ignorants». Quelques années plus tard, dans son ouvrage Extensão ou communicação? [Extension ou Communication?], il développe cette idée en observant que

«le savoir n’est pas l’acte par le biais duquel un sujet devenu objet reçoit de manière docile et passive les contenus dont l’autre lui fait don ou qu’il lui impose. L’extensionniste,»

nous dit paulo dans cette œuvre,

«croit que le savoir doit être transmis et déposé dans les élèves. Cela se fait selon un mode statique, verbalisé, une conception du savoir qui ignore la confrontation avec le monde comme source véritable de connaissance

Le monde est, nous dit-il, la source véritable de connaissance. Mais le monde se trouve à l’extérieur de la «salle de classe», même si cette dernière fait partie du monde. Nous ne pouvons simplifier la connaissance, l’isoler des dynamiques réelles socio-économiques, culturelles et politiques du contexte éducatif et l’enseigner de manière verticale, répétitive, mémoriste.

Chose curieuse, nous sommes si inconsciemment prisonniers de cette conception (pardelà notre discours et nos bonnes intentions) que presque toutes les universités ont et subventionnent des programmes d’«extension universitaire». À savoir que les universitaires, étudiants et/ou maîtres «détiennent» un savoir que le reste de la population ne maîtrise pas, et comme ils ont une conscience sociale et sont prêts à rendre service, ils choisissent d’«étendre» ce savoir (quelles que soient sa qualité et son exactitude) à la société, en particulier aux plus pauvres, qui n’ont pas d’autre choix que de recevoir notre généreux don.

C’est pourquoi Paulo insiste sur l’approche épistémologique de type dialectique, quand il nous dit:

«L’être humain parvient à la connaissance par le biais d’un processus qui n’a pas pour point d’aboutissement l’objet connaissable, étant donné qu’on le transmet à d’autres sujets qui sont eux aussi des sujets connaissants. La connaissance est donc un processus résultant de l’action permanente des êtres humains sur la réalité.»

C’est vrai. La connaissance se génère toujours dans le cadre social. Toujours. Et il y a des moments, des époques et des circonstances qui suscitent une synthèse que des intellectuels dotés d’une capa-cité élevée de compréhension et de projection mentale parviennent à systématiser et présenter comme une «construction théorique». Cette construction n’est cependant pas le fruit de la simple spéculation, abstraite et éloignée de la réalité, à laquelle on se livrerait dans une «tour d’ivoire». Quelle que soit la capacité intellectuelle, créatrice, de réflexion, d’abstraction et de systématisation d’un auteur ou d’un groupe d’auteurs, les connaissances et propositions théoriques sont toujours des constructions historiques et sociales.

Dernière interview avec Paulo Freire

Freire dit ainsi vrai quand il affirme que la connaissance est la résultante de l’action permanente des êtres humains sur la réalité. C’est pourquoi il observe qu’

«au moment où j’établis une dichotomie entre la connaissance existante et l’acte de créer la connaissance, je tends à m’emparer de la connaissance existante comme d’un fait achevé et par conséquent à la transférer à ceux qui ne savent pas. C’est ainsi le cas des universités, qui sont des maisons de transfert de connaissances, nous dit-il en laissant entrevoir une critique. La connaissance est la relation entre l’être humain, son milieu et son histoire».

De cette relation dialectique entre «l’être», «le milieu» et «l’histoire» naît le savoir qui est par nature construction sociale et doit être socialisé à des niveaux, échelons et échelles différents. Étant social et partageable, il peut par conséquent toujours être enrichi. «il n’y a aucun savoir existant, dit-il, «qui ne soit pas né d’un autre savoir qui n’existait pas auparavant et qui, en existant aujourd’hui, rend justement caduc le savoir antérieur.»

«Se trouver dans un contexte d’oppression et s’en ‘laver les mains’ revient à renforcer la puissance de l’oppresseur, à se ranger de son côté.» Freire

Il s’agit là du caractère dialectique du fait de connaître. Il n’y a pas de connaissance statique. Jamais il ne saurait y en avoir. Par conséquent, nous ne pouvons prendre la pensée de Platon, de Pythagore, de Newton ou de Marx et convertir ces pensées en dogmes fermés. La réalité même, la société, ses acteurs et ses penseurs sont ceux qui les réinterprètent, les rénovent, les mettent en question et les dépassent. Si cela se produit à tous les niveaux de la science et de la philosophie, pourquoi «décréter la mort» de la pensée de Paulo en lui attribuant en guise d’épitaphe pédagogie des opprimés, qui date des années 1960, en figeant dans une vision statique sa pensée toujours vivante et dynamique?

L’éducation implique donc toujours la mise en pratique d’une théorie déterminée de la connaissance. C’est pourquoi, un des apports fondamentaux de Paulo est précisément en relation avec cette théorie de la connaissance, avec l’objet qu’il s’agit de connaître et avec la méthode pour parvenir à la connaissance. Cette préoccupation est un leitmotiv dans l’œuvre de Paulo.

«La connaissance, qui est toujours un processus, est le fruit de l’action consciente de tous les êtres humains sur la vérité objective qui, à son tour, les conditionne. D’où l’établissement d’une unité dynamique et contradictoire entre les êtres et la vérité. Dynamique et contradictoire, comme l’est aussi la réalité. […] Bien sûr, cette affirmation présente une forte similitude avec la pensée du paradigme de la complexité, qui fait l’objet de tant d’études et jouit d’une grande reconnaissance de nos jours

Son approche épistémologique est dialectique, complexe, processuelle, holistique, contextuelle, historique, dynamique. C’est toujours un appel à dépasser les visions partiales et en faveur d’une professionnalisation prônées et défendues par le paradigme positiviste. Paulo attire avec insistance notre attention sur ce sujet:

«Si l’on considère la théorie et l’éducation qui met cette dernière en pratique, il est impossible d’établir une dichotomie entre la théorie et la pratique. Il est impossible d’établir une dichotomie entre l’acte de connaître, la connaissance existant déjà et l’acte de créer la nouvelle connaissance.»

De même qu’il «est impossible d’établir une dichotomie entre l’enseignement et l’apprentissage, entre l’acte d’éduquer et celui de s’éduquer.»

Comme nous le voyons, Freire n’établit pas de dichotomie entre la dimension épistémologique et le processus pédagogique ou encore le cadrage éthique. Il ne pourrait pas le faire. C’est pourquoi il invoque la nécessité d’intégrer la sphère du sensible (clé de tous les processus pédagogiques), mais en insérant cette dimension dans le processus plus complexe de la connaissance:

«Toute connaissance part du sensible, mais si elle reste au niveau du sensible, elle ne se constitue pas en savoir, parce qu’elle le devient uniquement quand, dépassant le niveau du sensible, elle parvient à la raison des actes».

Cette citation résume de manière du reste intéressante la nécessité d’incorporer et de gérer la composante de la subjectivité – à savoir de la dimension profondément humaine – dans le fait éducatif, sans toutefois la laisser en marge du processus de construction de la pensée scientifique. Et il est sensé de signaler cette nécessaire synthèse dialectique, car dans bien des cas, dans un «mouvement pendulaire» de dépassement du mépris traditionnel que nourrissent certains courants scientifiques et politiques à l’égard de cette dimension, ces courants ont fini par la transformer en objectif et contenu en soi, favorisant la vulgarisation et le manque de rigueur du fait éducatif.

Or Paulo soulève cette question dès ses premières œuvres. Ainsi affirme-t-il dans pédagogie des opprimés que:

«La dichotomie entre objectivité et subjectivité, la négation de cette dernière dans l’analyse de la réalité ou de l’action sur cette dernière est une forme d’objectivisme. De la même manière, la négation de l’objectivité dans l’analyse ou dans l’action à mener est un subjectivisme qui s’entend dans des positions solipsistes, elle nie l’action même en niant la réalité objective à partir du moment où cette dernière devient une création de la conscience. Ni objectivisme, ni subjectivisme ou psychologisme, mais subjectivité et objectivité dans un mouvement dialectique permanent

C’est on ne peut plus clair. Il faut prendre en compte la subjectivité et partir de la sensibilité de l’individu, mais pour la convertir, comme l’indique la citation, en «savoir» et en connaissance parce que c’est par l’acte éducatif que ladite connaissance parvient à la raison d’être et donne la raison d’agir. C’est par conséquent une connaissance ayant pour origine et finalité la vie même.

Freire nous dit qu’

«au regard de telle théorie – et de l’éducation qu’elle met en pratique – il n’est pas possible:

a) d’établir une dichotomie entre la théorie et la pratique;

b) d’établir une dichotomie entre l’acte de connaître la connaissance existant à ce jour de l’acte de créer la nouvelle connaissance;

c) d’établir une dichotomie entre l’enseignement et l’apprentissage, entre le fait d’éduquer et celui de s’éduquer

(extrait de lettres à la guinée-bissau)

Et c’est ce que nous sommes, nous les êtres humains: nous sommes des individus chargés d’expériences personnelles, familiales et sociales. Historiques et objectives, si nous pouvons les appeler ainsi. Mais nous sommes aussi chargés de connotations subjectives. Nous sommes des êtres vivant dans un contexte «objectif», mais vivant et interprétant ce contexte imprégnés de notre propre subjectivité, de nos croyances, positions idéologiques, options éthiques et politiques. Nous sommes des êtres sociaux dans un contexte historique déterminé. Voilà ce qu’est l’être humain, qui est éducateur ou éduqué. Ou plutôt éducateur et éduqué en permanence. Cela est l’objet/sujet de la connaissance et de l’enseignement.

La dimension pédagogique

Nous voici déjà parvenus au «troisième pilier» que je trouve clairement développé dans la pensée de Freire (et pour lequel on le connaît davantage): la pédagogie. Les nombreuses personnes qui adhèrent au cadre éthique et épistémologique sont confrontées à un problème de taille: comment mettre en œuvre cette approche freirienne dans la salle de cours – et en dehors – dans le cadre de l’éducation en général? Et cela est naturel: comme nous l’avons évoqué, nous avons tous (ou presque) reçu une «formation» et des outils théorico-pratiques empruntés à un autre modèle. Attardons-nous un peu sur son projet méthodologique, pédagogique et didactique.

Paulo ne nous livre aucune recette, ni ne nous présente de méthodes particulières, à l’exception de sa méthode initiale d’alphabétisation. En revanche, il nous présente cette vision complexe de fondements éthiques, épistémologiques, pédagogiques et politiques. C’est à nous qu’il appartient de chercher la synthèse créative et les manières de l’appliquer, au gré des circonstances. Cela implique de «conduire» et «orienter» le fait éducatif, car il n’est pas possible de livrer la pratique éducative au hasard. «L’éducateur doit enseigner et l’édu qué doit apprendre», nous dit-on dans la vidéo paulo freire: constructor de sueños [Paulo Freire: un bâtisseur de rêves].

Paulo Freire

Et cette affirmation est pertinente: quand les idées de Paulo ont commencé à se diffuser à la fin des années 1960, de nombreux secteurs sociaux, politiques et religieux ont repris à leur compte la critique de Freire à l’égard de l’«éducation bancaire» d’une manière si radicale que la célèbre formule de Paulo «Personne n’éduque personne; nous nous éduquons tous ensemble» a été interprétée de manière erronée, nous amenant à rejeter et démolir de manière irresponsable le rôle de l’éducateur. Cela a suscité une critique très forte – plutôt légitime – de la part de secteurs universitaires et/ou sociopolitiques très rigides, qui affirmaient que l’éducation populaire était une «simple somme des ignorances» qui niait et abjurait l’essence du fait éducatif.

Cette interprétation était erronée, car Paulo n’a jamais nié le rôle de l’éducateur. En effet, l’éducateur doit enseigner. Il n’est pas possible de livrer la pratique éducative au hasard. Mais la question qui se pose est celle de la compréhension pédagogico-démocratique de l’acte de proposer des contenus, des méthodes, des outils, etc. L’éducateur ne peut se refuser à proposer. Il ne peut pas non plus se refuser à diffuser ce que l’éduqué lui-même est capable de proposer.

Autrement dit, l’éducation doit être comprise comme un acte démocratique et démocratisant, dans la salle de cours et par delà celleci. Pour éduquer et proposer, l’éducateur n’a aucune raison d’être autoritaire. On est en présence de deux positions extrêmes. L’une dit que si j’éduque et que je propose, je suis autoritaire et manipulateur. L’autre affirme que, pour ne pas l’être, il faut renoncer au rôle de maître, d’éducateur.

Il s’agit évidemment d’une dichotomie erronée, fruit de visions déformées de la proposition freirienne. La clé réside dans l’attitude démocratique de l’éducateur, qui met en œuvre son projet par le biais de la «pédagogie du dialogue» et de la participation. Qui est capable d’enseigner et d’apprendre. Qui sait parler, parce qu’il sait écouter. Qui peut offrir son savoir, parce qu’il est ouvert au savoir des autres. Qui peut réaliser la synthèse entre l’acte d’enseigner et celui d’apprendre, dans cette vision de «circulation dans les deux sens»: «éducateur – éduqué, éduqué – éducateur».

Le dialogue «… est le sceau de l’acte cognitif, dans lequel l’objet connaissable, en médiatisant les sujets connaissants, se livre à son dévoilement critique». (Extrait de a importância do ato de ler [L’importance de l’acte de lire])

L’éducation n’est pas un acte spontanéiste. Et l’éducateur ne peut agir de la sorte. Mais ne pas être spontanéiste ne fait pas forcément de l’éducateur un manipulateur.

«Éduquer est un fait dans lequel l’éducateur et l’éduqué s’éduquent ensemble dans l’acte éducatif. De cette manière, l’éducateur n’est bien sûr pas seulement celui qui éduque, mais celui qui, quand il éduque, est éduqué par le biais du dialogue avec l’éduqué, qui, tout en étant éduqué, éduque également. Éducateur et l’éduqué se transforment ainsi tous les deux en sujets du processus au sein duquel ils grandissent ensemble et auquel les arguments de l’autorité ne s’appliquent vraiment pas»,

nous dit freire.

C’est pourquoi, conformément à sa position éthique de construction de «sujet se libérant» et à son cadre épistémologique de construction de savoir, sa proposition pédagogique affirme que le point de départ de tout processus éducatif se situe au niveau auquel l’éduqué se trouve, quel que soit ce niveau. Freire nous dit à cet égard: «Le point de départ est toujours le sens commun des éduqués et non la rigueur de l’éducateur». C’est là le chemin à emprunter, précisément pour parvenir à cette rigueur. Nous ne pouvons nous confiner, ni dans le domaine de l’éducation, ni dans celui de la science ou de la politique, dans la supposition selon laquelle «l’autre ne sait pas», et que pour cette raison, je lui donne. À quoi bon lui poser des questions et le prendre en considération, s’il ne sait pas? Tel est le raisonnement auquel nous parvenons habituellement pour justifier le verticalisme arrogant dont nous faisons preuve dans l’acte éducatif.

Et cela est lié non seulement à l’acte éducatif en tant que tel, mais à toute l’action sociopolitique. Il suffit de se demander par exemple: comment se définissent les politiques publiques? Comment s’élaborent les programmes et projets de développement? Comment s’organisent les programmes scolaires? Cela se fait toujours dans le bureau de ceux qui savent, à l’écart de ceux qui – prétendument – ne savent pas.

Permettez-moi de signaler (sans m’étendre) les efforts consentis par l’État mexicain de Michoacán pour consulter et associer les citoyens à des projets participatifs visant à définir des problématiques et des politiques publiques. On s’y livre à un exercice hautement intéressant et novateur d’inspiration freirienne, car – comme nous l’avons déjà dit – Freire n’est pas un pédagogue uniquement pour la salle de cours.

Le fait de «ne pas partir de l’autre» est lourd de conséquences dans la salle de cours, comme dans la construction démocratique de notre pays. Ces conséquences sont graves dans la relation société-gouvernement ou éducateur-éduqué, parce que cela tourne à la domination de celui qui détient l’autorité sur l’éduqué ou le citoyen lambda. Pour cette raison, l’affirmation selon laquelle le «point de départ» est toujours le sens commun des élèves et/ou des citoyens revêt une importance stratégique dans la construction et la libération du sujet éducatif et/ou citoyen. Elle n’attente pas à la rigueur du savoir scientifique. Freire propose simplement un autre chemin pour l’aborder, pour «y parvenir».

Ce qu’il précise en ces termes:

«Cela signifie que du point de vue de l’éducation en tant qu’acte de connaissance, nous autres, les éducateurs, devons toujours partir – partir, c’est le verbe approprié, et non pas rester – des niveaux de compréhension des éduqués, de la compréhension de leur milieu, de l’observation de leur réalité, de la manière dont les masses elles-mêmes expriment leur réalité.»

Cela implique toujours un acte créatif et imaginatif de l’éducateur, dans sa dimension pédagogique. Éduquer, c’est donc être un inventeur et réinventeur de tous ces moyens et chemins permettant toujours davantage la mise en perspective de l’objet de connaissance devant être «découvert» et au bout du compte «appris» par les éduqués, qui y ont travaillé en observant une dialogicité permanente entre eux, et entre eux et l’éducateur, lequel les conduit patiemment et de manière démocratique à une compréhension de l’acte éducatif empreinte d’amour et de solidarité.

La dimension sociopolitique

Cette dimension nous renvoie aux motivations éthiques qui sont à l’origine de son engagement. Et ce dernier ne peut être sinon de nature politique, dans l’acception la plus large et la plus noble du terme, et non pas un simple pragmatisme partisan.

C’est pourquoi Freire adopte une position cohérente et définit l’éducation aussi comme un «acte politique». Il affirme que «toute éducation est, par-delà l’acte pédagogique, un acte politique». Il ne faut pas y voir une éducation politique au sens traditionnel. Et encore moins une éducation politique de gauche ou révolutionnaire (comme on se plaît à l’étiqueter), mais l’affirmation que – consciemment ou inconsciemment – tout fait éducatif a inévitablement un fondement et une orientation politiques.

Paulo fait un «choix politique». D’ailleurs, il ne saurait en être autrement, car

«de quelle catégorie d’éducateurs ferais-je partie si je ne me sentais pas animé par l’impulsion qui me fait chercher, sans mentir, des arguments convaincants en faveur des rêves pour lesquels je lutte.»

Dans cette affirmation, Paulo assume un choix. Il n’y a pas moyen d’en rester à la simple déclaration de principes, en marge de l’engagement socio-historique concret.

C’est ainsi que l’entend Paulo quand il se définit en tant que personne et en tant que pédagogue. Lorsque j’ai eu le privilège de faire sa connaissance en 1975 au Costa-Rica, à propos d’une discussion survenue au sujet de son approche pédagogique que certaines personnes dans les rangs de la gauche radicale de l’époque taxaient d’«idéalisme», Paulo m’a dit:

«On m’a mal interprété, car on me catalogue parmi les pédagogues. Mais je peux te dire que je me qualifie certes de pédagogue, mais me définis comme un homme politique.»

Ces paroles dans la bouche du pédagogue sans doute le plus connu et qui a influencé le plus profondément le débat au sein des sciences de l’éducation sont réellement significatives. Freire ne niait pas sa qualité de pédagogue. Il ne se refusait pas non plus à reconnaître et assumer l’impact qu’a eu son projet éducatif. Mais il se définissait en tant que tel, en fonction d’un choix politique, qui l’a amené à affirmer: «Je suis par nature un homme politique, qui n’a de pédagogue que le nom». C’est pourquoi il disait: «Mon point de vue est celui des condamnés de la terre». Autrement dit, il avait du monde une vision ample et tolérante, mais il faisait preuve de cohérence dans ses actes C’est justement pour cette raison, par la force implacable des faits qui définissent «le monde mauvais», qu’il voyait le monde à la lumière d’un choix éthique et politique en faveur et du point de vue des pauvres de la terre.

Il ne s’est jamais inscrit dans la neutralité ou dans l’asepsie, lesquelles n’existent pas en réalité: même si nous taisons les critiques qui nous engagent ou acceptons passivement des faits ou des situations condamnables, nous opérons toujours un choix. «l’éducation est politique», nous dit-il dans un entretien sur l’éducation populaire. C’est pourquoi

«la pratique éducative, en se reconnaissant comme pratique politique, se refuse à se laisser emprisonner dans le carcan bureaucratique des procédures de scolarisation.»

Freire refuse aussi la prétendue neutralité de la science, dans laquelle les universitaires que nous sommes nous réfugions si souvent, quand il nous dit:

«Il me semble que ladite neutralité de la science n’existe pas, l’impartialité des scientifiques non plus. Ni l’une ni l’autre n’existent précisément parce qu’il n’y a pas d’action humaine dépourvue d’objectifs, de quête. Il n’y a aucun être humain qui soit anhistorique ou apolitique».

Cela étant certain, le problème consiste alors à identifier le type d’engagement historique que nous assumons; avec quel niveau de conscience nous le faisons; et par conséquent, quel choix politique réel nous opérons (bien que nous prétendions dans bien des cas le nier ou ne pas même en avoir conscience).

De toute évidence, il ne s’agit pas d’opter nécessairement pour une position idéologique et politique partisane explicite. Ni de prendre la défense de l’idéologie néolibérale et de son modèle. Non. Tout simplement, si nous n’optons pas «en faveur» de quelque chose, nous opérons par conséquent un choix «contre» cette chose (bien qu’il y ait un grand nombre de nuances entre ces deux extrêmes). Il s’avère donc plus important de définir de manière positive «cette chose» de notre choix que de le faire comme simple conséquence de nos ambiguïtés ou comportements passifs.

Il ne s’agit pas de «politiser» la science, au sens courant du terme. Et encore moins de «rapprocher d’un parti» ou d’«idéologiser» notre choix en tant qu’éducateurs. Il s’agit d’assumer en notre âme et conscience le monde dans lequel nous vivons et de choisir en conséquence entre: l’humanisation (si modestes que soient nos contributions) et la barbarie.

Et Paulo de souligner que l’éducation est ainsi

«parce qu’il serait naïf de penser que les classes dominantes vont développer une forme d’éducation qui permette aux classes dominées de percevoir les injustices sociales de manière critique.»

Effectivement, il est naïf de penser que l’évolution des modèles sociaux, économiques, politiques et culturels vers un monde profondément humanisé va être encouragée par ceux qui exercent une domination hégémonique sur le monde. Et c’est naïf parce que cela reviendrait à accepter que nous soyons capables de nuire à nos propres intérêts.

Le changement relève de notre responsabilité: de celle des citoyens, des éducateurs, de tous. Peu importe le caractère modeste de notre contribution. Il s’agit d’apporter notre petite pierre à l’édifice au nom d’un engagement éthique et politique. Cela implique d’envisager les choses clairement, parce que choisir implique de définir «en faveur de qui et de quoi j’éduque, et par conséquent, contre qui et contre quoi j’éduque», comme nous le rappelle Paulo. Autrement dit, si nous reconnaissons la dimension politique de l’éducation dans le sens où Paulo l’envisage, à l’heure de choisir nos modèles éducatifs et nos pratiques pédagogiques, nous sommes amenés à opter, bien qu’inconsciemment, «pour quelqu’un ou quelque chose» et par conséquent à développer notre activité pédagogique et politique «contre quelqu’un ou quelque chose».

Paulo FreireC’est une question de choix. Cette approche peut paraître très radicale. Il en est cependant ainsi chaque fois que nous reconnaissons qu’il n’y a pas de neutralité possible. Et cela engage. C’est peut-être la raison pour laquelle Paulo Freire est mis sur la touche et méprisé. Des phrases déjà citées du genre «ce discours est un discours des années 1970; nous vivons aujourd’hui dans un monde différent, celui de la pluralité et de la tolérance» qui sont devenues l’«issue de secours» par laquelle de nombreux intellectuels et universitaires «progressistes» essaient de se dérober à leur responsabilité. Mais nous avons déjà parlé de leur position face à la tolérance, nous ne reviendrons pas dessus.

Bien sûr, la lecture de Paulo et de sa pensée doit être réinterprétée de manière critique et dynamique, aujourd’hui et à l’avenir. Cependant, une chose est sûre: on ne peut être «freirien» uniquement en paroles, pour se contredire ensuite sans aucune pudeur dans la pratique éducative concrète.

Voilà, de mon point de vue, l’essence de la pensée de Freire. Si nous l’assumons, nous assumons aussi ses conséquences: une position essentiellement démocratique, des options claires, des ruptures, des décisions, le refus de la «neutralité de la science», une mission éducative engagée socialement et historiquement au service d’une formation des individus profonde et holistique. C’est cet impératif qui requiert un comportement éthique de l’éducateur, son nécessaire militantisme démocratique et un «contrôle» permanent critique et autocritique de la cohérence entre le discours et la pratique.

Le 14 mai 1987, Moacir Gadoti, proche collaborateur de Paulo et directeur de l’Institut Paulo Freire a soumis à Paulo le questionnaire que la fille de Karl Marx avait soumis à son père. Ce questionnaire porte sur les principales valeurs et croyances auxquelles ces personnalités souscrivent. Quand on demande à Paulo quelle est «la qualité que vous appréciez le plus chez quelqu’un», il répond, «la cohérence», tout en reconnaissant: «Il est impossible d’être parfaitement cohérent, mais rien ne s’oppose à mon combat pour essayer de l’être au quotidien».

C’est vrai. Si nous reconnaissons la fragilité de notre condition humaine et que acceptons nos faiblesses, il est impossible d’envisager d’être parfaitement cohérents, car nous autres êtres humains sommes limités et pétris de contradictions. Mais le combat pour la cohérence est une valeur fondamentale qui doit assurer une synthèse équilibrée entre le discours et la pratique. En notre qualité d’êtres humains, de citoyens, d’universitaires, nous ne pouvons nous en tenir à un discours qui ne s’accompagne pas d’une pratique cohérente.

En ces temps où tous les paradigmes s’effondrent, où les anciens militants de la libération deviennent des fonctionnaires néolibéraux et/ou des spécialistes du marché, en ces temps d’éthique du marché, Paulo fait irruption avec pedagogia da esperança [pédagogie de l’espoir]. Un acte de cohérence et de courage intellectuel, cela ne fait aucun doute. C’est pourquoi la cohérence dans sa vie et son œuvre nous frappe, quand il revendique, avec plus de force que jamais, le rétablissement de l’espoir et du rêve, en tant que fondements de l’avenir de l’humanité.

«L’éducation est une façon de se mêler des affaires du monde.» Freire

Paulo nous invite à nous engager quand il nous dit:

«Il n’y a pas d’espoir dans la pure attente et on n’obtient pas non plus dans la pure attente ce que l’on espère, car cette attente se révèle vaine. L’espoir est nécessaire, mais insuffisant; à lui seul, il ne gagne pas le combat, mais sans lui l’ardeur au combat faiblit et vacille; nous avons besoin de l’espoir tout comme le poisson a besoin d’eau non contaminée.»

«Rêver», nous dit paulo, «n’est pas seulement un acte politique nécessaire, mais aussi un attribut de la forme historico-sociale d’être des hommes et des femmes

Cette synthèse interprétative condensée de l’inspiration freirienne appelle nécessairement la question de l’actualité de sa pensée: les motifs qui nous poussent à un engagement éthique et politique rénové ont-ils disparu?

L’éducation a-t-elle – dans ses propositions et ses applications – progressé vers une plus grande diffusion et vers des propositions qualitativement meilleures et plus pertinentes?

En résumé, est-ce que les problèmes et états de fait qui ont incité et poussé Paulo Freire et tant d’autres à développer l’«éducation populaire» ont disparu?

Honnêtement, je considère qu’il n’y a qu’une réponse à ces questions, à savoir «non». Par conséquent, Paulo Freire demeure aussi actuel qu’à l’époque où il a exposé sa pensée critique, rigoureuse, rénovatrice, engagée et réformatrice.

Ce qui nous conduit à affirmer avec lui qu’effectivement, «il n’y a pas de changement sans rêve, comme il n’y a pas de rêve sans espoir». Reprenant le message fraternel que Freire a apposé de sa propre main dans mon exemplaire de Pedagogia da esperança [pédagogie de l’espoir], nous partons du principe que ce dernier, «bien qu’il fléchisse parfois, ne meurt jamais».

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