Sobhi Tawil
UNESCO, France
Résumé – L’actuel débat mondial sur l’avenir de l’éducation est mené selon deux volets parallèles : le premier est consacré au rôle de l’éducation dans le calendrier international du développement de l’après-2015, le second aux répercussions de la transformation sociétale mondiale sur notre approche de l’éducation et de l’apprentissage. Bien que complémentaires, ces deux volets font prendre des tournures très différentes à la discussion, offrant des points de vue de l’avenir de l’éducation qui varient considérablement.
Le premier volet du débat mondial est en rapport avec le calendrier international du développement comme le définissent les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et, plus particulièrement dans le cas de l’éducation, comme le définit le Cadre d’action de l’Éducation pour tous. Ces deux cadres internationaux ont fixé des objectifs et cibles que les pays devront avoir atteints en 2015. Dans ce volet de la discussion consacré à l’avenir de l’éducation, le principal souci est d’explorer la forme et l’étendue de tout calendrier susceptible d’être proposé et adopté après 2015. Pour ce faire, on a commencé par dresser l’inventaire des principales tendances émergeant du suivi des progrès réalisés depuis 2000 en vue d’atteindre les objectifs internationaux en matière d’éducation.1 Ces principales tendances peuvent être résumées comme suit.
Un tel inventaire des réussites et des problèmes dans la poursuite des objectifs de développement de l’éducation convenus internationalement constitue la base des propositions diverses faites jusqu’à présent pour définir un but mondial de l’éducation pour l’après-2015 (UNESCO-UNICEF 2013 ; secrétariat du Commonwealth 2012 ; Save the Children 2012 ; UNESCO 2013 ; HLP 2013). Il apparaît que ces propositions sont fondées sur un consensus selon lequel les objectifs internationaux ne seront pas atteints à la date fixée, que le calendrier demeurera inachevé, que malgré les progrès réalisés, les promesses de l’actuel calendrier concernant l’accès équitable et les possibilités réelles pour répondre aux « besoins éducatifs de base » de tous les enfants, de tous les jeunes et de tous les adultes ne seront pas tenues. Tout calendrier défini à l’avenir ne sera par conséquent qu’une continuation des objectifs définis par le passé, et qui auront probablement été améliorés et adaptés (Tawil, sous presse). L’étendue du calendrier sera aussi élargie au-delà des limites étroites de la scolarité primaire, qui a été associée au cadre des OMD. Elle inclura le premier cycle de l’enseignement secondaire et abordera aussi le développement des compétences (professionnelles) chez les jeunes.
Toutefois, quelle que soit la nature des propositions faites, elles reflètent toutes l’architecture actuelle des objectifs et cibles, quoiqu’avec un plus grand souci de réduire les disparités et d’assurer que l’apprentissage permette d’acquérir efficacement des compétences. Malgré l’examen des tendances plus larges du développement dans les débats actuellement menés dans le monde au sujet de l’après-2015, les propositions faites restent dans les limites de l’architecture existante des calendriers internationaux de l’éducation et du développement. Paradoxalement, tandis que nous reconnaissons que le monde a considérablement changé depuis 2000, la nature des objectifs de l’éducation proposés pour l’après-2015 reste fondamentalement inchangée.
Ceci nous amène au second volet – beaucoup plus vaste que le premier – du débat mondial sur l’avenir de l’éducation. Effectivement, au-delà des préoccupations directement liées aux calendriers internationaux de l’éducation et du développement, des experts, politiques et praticiens de l’éducation repensent la relation entre l’éducation et les multiples dimensions du développement dans un monde de plus en plus complexe et incertain. Il s’agit ici d’examiner les changements sociétaux au niveau mondial et la mesure dans laquelle ils affectent notre notion du développement en général – et de l’éducation en particulier. Ce second volet n’est pas tant tourné vers un cadre d’objectifs à atteindre dans un délai déterminé que vers le réexamen critique des paradigmes qui structurent notre réflexion sur le développement ainsi que la création, la diffusion, l’appropriation et l’impact du savoir, des compétences et des valeurs. Ce volet du débat est lié à une réflexion « différente » sur l’éducation, à la compréhension des tendances émergentes qui façonnent le développement mondial, au réexamen des modèles dominants de développement économique et de coopération internationale, et aux répercussions possibles de ces tendances sur l’éducation et l’apprentissage.
Quand on se penche sur les perspectives de l’avenir de l’éducation, il faut prendre en compte les modèles de développement et leur éventuel impact sur l’éducation dans le monde entier. Nous constatons que la mondialisation, dans ses dimensions sociales, économiques, technologiques et écologiques, amène une interconnexion et une interdépendance croissante de toutes les sociétés. Cette nouvelle phase de la mondialisation stimule aussi des crises aux multiples facettes qui se manifestent dans les inégalités croissantes observées dans la plupart des pays (PNUD 2013) ainsi que dans l’augmentation du chômage chez les jeunes et dans la montée de l’embauche de personnes vul nérables2. Ceci se traduit par une exclusion sociale accrueet un ébranlement de la cohésion sociale. En même temps, les pressions croissantes sur les ressources naturelles, la dégradation de l’environnement et le changement climatique associés à des modèles de consommation et de production qui ne sont pas viables exigent que nous repensions nos concepts du progrès et nos modèles dominants de développement économique. Comme les nouvelles technologies de l’information et de la communication se développent rapidement, l’accès à l’information s’élargit par le biais de la multiplication et de la diversification des sources d’information. Ceci se traduit par l’émergence de nouvelles formes de socialisation et de mobilisation civique et politique dans le contexte des expressions diverses d’une crise de la gouvernance aux plans local et mondial [pour plus dedétails sur la citoyenneté mondiale, voir l’article page 14,ndlr]. Enfin, les mutations géopolitiques multipolaires dans le monde modifient aussi la dynamique de la coopération internationale avec des bailleurs de fonds qui apparaissent et introduisent de nouveaux modèles de coopération Sud-Sud et de coopération triangulaire. De tels changements des systèmes mondiaux de développement ont de nombreuses répercussions sur l’éducation et l’apprentissage.
Avec le développement continu des sociétés du savoir, l’influence des nouvelles technologies sur la création du savoir prend de l’ampleur. Le taux de production de l’information et son volume continuent de croître de manière exponentielle, et sa nature change aussi. L’information dépend de moins en moins de la transmission de textes et elle inclut de plus en plus de supports audio, graphiques et visuels par le biais de tout un ensemble de moyens de diffusion. La croissance exponentielle de la quantité d’informations et sa nature en mutation remettent en question le rôle et l’autorité des organes traditionnels du savoir contrôlés par les institutions légitimes de l’éducation et un corps d’élite de spécialistes.
Malgré les progrès réalisés dans la réduction de l’illettrisme dans le monde entier, celle-ci représente un problème persistant et l’on estime le nombre d’illettrés jeunes et adultes à 800 millions de personnes (UNESCO 2012a). De tels chiffres ne prennent pas en compte les millions de personnes semi-alphabétisées qui, dans tous les pays, ne sont pas capables de fonctionner correctement dans des sociétés où l’information et le savoir reposent de plus en plus sur des textes. Et effectivement, les définitions du seuil minimum d’alphabétisation fonctionnelle évoluent à la suite des progrès scientifiques et techniques, et de l’évolution de la société du savoir. Comme les compétences liées à l’utilisation au quotidien des nouveaux médias numériques évoluent et se complexifient, il est essentiel d’envisager les différentes formes d’informations et de compétences médiatiques nécessaires pour être pleinement intégré dans notre société contemporaine du savoir. Au-delà des définitions traditionnelles des compétences en lecture, en écriture et en calcul acquises par l’alphabétisation, la maîtrise de l’information et des médias doivent faire partie intégrante des compétences de base à l’ère du numérique.
Comme l’éducation traditionnelle met plus l’accent sur l’enseignement que sur l’apprentissage, les systèmes d’éducation se sont focalisés sur la transmission d’informations et du savoir de l’enseignant à l’apprenant. Un tel système d’éducation est non seulement tributaire de l’enseignant, mais aussi « tributaire du moment, tributaire du lieu et tributaire de la situation » (Frey 2010). Avec la multiplication des nouvelles technologies de l’information et de la communication, et des médias numériques, les sources d’information et de savoir se diversifient davantage et deviennent plus accessibles, au-delà des limites des systèmes formels d’éducation. Hormis les questions classiques liées aux contenus pédagogiques (contenus de l’apprentissage) et aux méthodes (d’enseignement/ d’apprentis sage), la question du moment et du lieu de l’apprentissage prend de plus en plus d’importance.
Le modèle de la scolarisation continue de façon surprenante à associer essentiellement l’apprentissage avec un enseignement dispensé dans une salle de classe, alors qu’on apprend la plupart des choses à la maison et ailleurs, sous forme de devoirs, de lecture, de rédaction de textes et de préparation à des examens. L’espace physique défini par la classe comme principal lieu d’apprentissage – ou ainsi que Frey l’exprime comme « apprentissage axé sur la salle de classe » (Frey 2010) – demeure l’une des caractéristiques centrales des systèmes d’éducation à tous les stades de l’apprentissage. Le paradigme axé sur la salle de classe est de plus en plus remis en question par l’actuel élargissement de l’accès à l’information et de l’émergence d’espaces d’apprentissage qui dépassent le cadre de la classe et de l’école (CISCO 2011 ; Taddei 2009). Reconnaître que l’on apprend et réapprend de plus en plus hors des cadres formels de l’éducation et de la formation, à différents moments et dans différents lieux implique que le rôle de l’enseignant devra aussi évoluer et que, de distributeur de l’information et du savoir, il doit devenir un facilitateur et un catalyseur de l’apprentissage. Toutefois, on reconnaît de plus en plus qu’il est important d’apprendre et de réapprendre hors des systèmes formels de l’éducation et de la formation.
Reconnaître cela soulève la question de l’évaluation et de la validation des compétences acquises de manière autodidacte, grâce à l’apprentissage par les pairs, en travaillant (y compris lors d’un stage ou d’un apprentissage), en se formant sur le tas ou par le biais d’autres formes d’apprentissage et de développement de compétences dépassant le cadre formel de l’éducation et de la formation. Il est par conséquent primordial d’envisager de nouvelles approches de l’éducation et du développement de compétences exploitant à fonds le potentiel de tous les cadres d’apprentissage. Là où l’on se concentrait traditionnellement sur les contenus des programmes éducatifs et des méthodes d’enseignement/d’apprentissage, on se focalise à présent sur la reconnaissance, l’évaluation et la validation du savoir et des compétences, qu’ils aient été acquis par voie formelle, non formelle ou informelle. En termes de développement de compétences, « il apparaît [aussi] que l’on accorde de plus en plus d’importance à la mesure des niveaux de compétences et à l’assortiment efficace de ces compétences au monde du travail. Pour cela, soit l’on conçoit des cadres de qualification nationaux/professionnels reposant sur les résultats, soit l’on procède à des évaluations à vaste échelle des niveaux de compétences chez les adultes » (UNESCO 2012b).
Ceci est parfaitement conforme au cadre de l’apprentissage tout au long de la vie. « Recouvrant toutes les formes d’acquis, formels, non formels et informels, l’apprentissage tout au long de la vie met l’accent sur l’intégration entre études et vie quotidienne – dans les contextes élargis de la famille et de la communauté, pendant la scolarité et les loisirs ou au travail et tout au long de la vie de chacun » (UIL 2012). Alors que ce paradigme en soi n’est pas nouveau3, de récentes évolutions sociétales ont remis l’accent sur la pertinence de l’éducation en tant que processus durant toute la vie et touchant tous les domaines de l’existence. En plus des défis que posent le rythme du développement technique et scientifique qui va s’accélérant ainsi que la croissance exponentielle et la nature changeante de l’information, le cadre de l’apprentissage tout au long de la vie est d’une importance capitale dans la mission de plus en plus difficile qui consiste à prédire l’émergence de nouvelles professions et, liés à cela, les niveaux plus élevés de compétences nécessaires. « Il faut développer des politiques plus proactives en matière d’éducation et de compétences, avec davantage de diversification et de flexibilité, permettant d’adapter les compétences mises à disposition aux besoins en rapide mutation et d’assurer que les individus soient mieux préparés afin d’être plus résistants et de pouvoir apprendre à développer et à mettre en pratique plus efficacement des compétences s’adaptant à leur carrière professionnelle » (UNESCO 2012b).
C’est précisément dans cette optique que l’UNESCO réenvisage actuellement l’éducation à la lumière des transformations sociétales qui se déroulent actuellement dans le monde. En repensant l’éducation dans un monde de plus en plus incertain et complexe, on poursuit un double objectif : (1) examiner les répercussions d’une mutation sociétale aux multiples facettes sur l’éducation et sur la façon dont le savoir, les compétences et les valeurs sont créés, transmis, appropriés et validés ; (2) repenser les principes fondamentaux sur lesquels reposent nos approches de l’éducation et de l’apprentissage à la lumière des nouveaux paramètres de la mondialisation. Une telle analyse peut aussi élargir le débat mondial sur l’éducation de l’après-2015 par le biais d’une approche interdisciplinaire de l’éducation fournissant un cadre plus cohérent pour comprendre l’éducation dans l’actuel contexte du développement mondial (Aubin/Haddad 2013).
Notes
1 En particulier au moyen de la publication annuelle du Rapport mondial de suivi sur l’Éducation pour tous (EPT). Disponible sur : http://bit.ly/ gmw82T.
2 Avec près de soixante-quinze millions de jeunes de moins de vingt-cinq ans, sur un total de deux cents millions de chômeurs, il apparaît de manière évidente que le chômage mondial touche principalement les jeunes. Par ailleurs, l’emploi des personnes vulnérables augmente principalement en Afrique subsaharienne (vingt-deux millions de personnes) et en Asie du Sud (douze millions de personnes). OIT (2012) : De meilleurs emplois pour une économie meilleure. Rapport sur le travail dans le monde 2012. Genève.
3 Ceci a déjà été exprimé par exemple au début des années soixante-dix dans le rapport cosigné par Edgar Faure, qui a fait date. Faure et coll. (1972) : Apprendre à être – Le monde sans frontières. Paris : Fayard – UNESCO. Disponible sur http://bit.ly/1bdWiv7.
Références
Aubin, JP. & Haddad, G. (2013) : Towards a Humanism of Knowledge, Action and Cooperation. Dans : International Review of Education, et UNESCO (à paraître) : Report of the first meeting of the Senior Experts’ Group to rethink education in a changing world. Disponible sur http://bit.ly/1bylKrG
Cisco (2011) : Developing an Innovation Ecosystem for Education. Document blanc. Disponible sur http://bit.ly/1cPnWOD
Faure et coll. (1972) : Apprendre à être : Le monde sans frontières. Paris : Fayard – UNESCO. Disponible sur http://bit.ly/1bdWiv7
Frey, T. (2010) : The future of education. Disponible sur http://bit.ly/34UlKb
Groupe de personnalités de haut niveau chargé du Programme de développement pour l’après-2015 (mai 2013) : Pour un nouveau partenariat mondial : vers l’éradication de la pauvreté et la transformation des économies par le biais du développement durable. Rapport du Groupe de personnalités de haut niveau chargé du Programme de développement pour l’après-2015. Disponible sur http://bit.ly/16lXydN
OIT (2012) : De meilleurs emplois pour une économie meilleure. Rapport sur le travail dans le monde 2012. Genève. Disponible sur http://bit.ly/JPcPH2
Save the Children (2012) : After the Millennium Development Goals: Setting out the Options and Must Haves for a New Development Framework. Disponible sur http://bit.ly/14lgKKq
Secrétariat du Commonwealth (2012) : Recommendations for the Post2015 Development Framework for Education. Disponible sur http://bit.ly/19NXtdI
Taddei, F. (2009) : Training creative and collaborative knowledge-builders: A major challenge for 21st century education. Report prepared for the OECD on the future of education. Disponible sur http://bit.ly/1d9vkCX
Tawil, S. (sous presse) : Beyond 2015: UNESCO and the international education agenda. ERF Working papers n° 7. Paris : UNESCO Education Research and Foresight.
UIL (2012) : Lignes directrices de l’UNESCO pour la reconnaissance, la validation et l’accréditation des acquis de l’apprentissage non formel et informel. Hambourg: Institut de l’UNESCO pour l’apprentissage tout au long de la vie. Disponible sur http://bit.ly/10JkzO4
UNESCO (2011) : La crise cachée : les conflits armés et l’éducation. Rapport mondial de suivi sur l’EPT. Disponible sur http://bit.ly/i2xu25
UNESCO (2012a) : Rapport mondial de suivi sur l’EPT.
UNESCO (2012b) : Education and skills for inclusive and sustainable development beyond 2015. Document de réflexion thématique pour l’équipe spéciale du système des Nations unies chargée de travailler sur le calendrier du développement de l’ONU de l’après-2015. Disponible sur http://bit.ly/17Pfx6y
UNESCO (2013) : Rapport mondial de suivi sur l’EPT. Proposed Post-2015 Education Goals: Emphasizing equity, measurability and finance (ébauche à discuter, mars). Disponible sur http://bit.ly/13uPOl8
UNESCO-UNICEF (2013) : Définir la place de l’éducation dans le programme du développement de l’après-2015. Consultation thématique globale sur l’éducation dans le cadre du programme de développement de l’après-2015. Résumé analytique – avant-projet – revu et corrigé le 3 juin 2013. Disponible sur http://bit.ly/1809hby
PNUD (2013) : L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié. Le Rapport sur le développement humain 2013. Disponible sur http://bit.ly/16jc5U9
Après s’être consacré une dizaine d’années à la formation linguistique des adultes, Sobhi Tawil a travaillé pour l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève, pour le NORRAG, un réseau d’étude et de recherche sur les politiques de l’éducation et de la formation, et pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Depuis 2002, il a occupé différentes fonctions à l’UNESCO : d’abord au Bureau international d’éducation, puis à l’Office du Maghreb à Rabat et, plus tard, au siège parisien. Il s’intéresse, entre autres, à la recherche sur l’éducation de base et le développement, sur l’alphabétisation des jeunes et des adultes ainsi que sur la diversité, les conflits et la cohésion sociale. Sobhi Tawil est actuellement spécialiste principal du programme Recherche et prospective en éducation de l’UNESCO à Paris.
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