Oscar Jara Holliday1

Un contexte sociopolitique dynamique, un engagement social libre d’intérêts personnels et la volonté d’apprendre ensemble, dans le partage, et d’agir de façon non bureaucratique, telles furent les conditions de la création d’un réseau régional d’éducation populaire en Amérique centrale batptisé du nom d’Alforja. L’un de ses fondateurs, Oscar Jara Holliday, brosse le tableau de sa création et de son évolution. Oscar Jara compte parmi les grandes personnalités et acteurs du Conseil d’éducation des adultes d’Amérique latine (CEEAL).

Travailler en réseau: tisser des complicités, affirmer nos forces

C’est fort de mon expérience au sein des réseaux auxquels j’ai participé durant les trente dernières années, et plus particulièrement au sein du réseau mésoaméricain d’éducation populaire ALFORJa créé en 1981 et dont j’ai été le coordinateur jusqu’en 1998,2 que j’écris cette proposition de réflexion.

Notre réseau a été articulé autour de quatre points convergents fondamentaux: le contexte sociopolitique dynamique et convocateur (révolution sandiniste et processus centraméricains des années 80); les pratiques et les comportements engagés; la disposition à l’apprentissage partagé, et enfin la modalité d’action opérative et non bureaucratique, qui ont permis aux personnels de nos institutions de relever le défi et de participer tous ensemble à la construction de l’inédit; autrement

dit, de faire l’apprentissage de nos pratiques et de nos idées, et de les mettre en commun (renforcer l’idée de partager un même défi et générer une dynamique d’apprentissage mutuel).

nous avons dû nous coordonner afin de pouvoir répondre à ce défi, chacun à sa façon. nous l’avons fait de manière intense, mais sans précipitation et quotidiennement; sans bouleverser les structures organisationnelles; en partageant généreusement ce que chacun avait dans son sac; en assumant des tâches et des responsabilités énormes, avec la conviction qu’ensemble, nous étions capables d’y faire face avec brio: nous avons élaboré des programmes de formation, parcouru les zones rurales et urbaines, fait des recherches et un travail de réflexion sur le passé, produit des matériels éducatifs, organisé des ateliers, des séminaires, des rencontres… nous avons tissé des complicités et uni nos forces jusqu’au moment où, sans nous en rendre compte ni l’avoir vraiment préparé, nous avons mis en place le Réseau Alforja, espace de rencontre, de travail commun et de projection stratégique; entre le 28 mai 1981, date à laquelle nous lui avons donné ce nom, et aujourd’hui, son histoire est trop longue pour être comptée ici…3

C’est en m’inspirant de ces pratiques pionnières et en me référant aux autres espaces auxquels nous avons participé que je fais les propositions suivantes, espérant ainsi encourager le débat collectif, critique et participatif.

  1. Le travail en réseau est une façon de faire les choses qui implique le tissageŸ de relations, d’apprentissages, de complicités, en avançant noeud par noeud jusqu’à ce que soit créé un espace commun, ouvert et diversifié, propice à l’apparition d’initiatives, de propositions et de défis nouveaux.
  2. le travail en réseau suppose que l’on mette l’accent sur le processus de construction d’espaces de rencontre et d’action commune et non sur la structure organisationnelle, qui devient alors secondaire et s’adapte aux processus et aux nécessités (qui sont dynamiques, multidimensionnels et complexes). il ne s’agit donc pas de créer des réseaux pour les lancerŸ et aller à la pêcheŸ pour attraper d’autres personnes ou d’autres institutions, mais au contraire d’inviter à participer, à l’aide d’initiatives créatrices, au processus de construction du réseau.
  3. il est indispensable de fixer des objectifs et des buts stratégiques communs, qui supposent des défis à atteindre dans un effort commun. les objectifs stratégiques sont des résultats qualitativement différents de ceux que nous obtenons actuellement dans une situation déterminée.
  4. le facteur dynamique du travail en réseau est jalonné par les objectifs ou les buts stratégiques et non par le travail en réseau en soi. Ce qui importe, ce n’est pas le travail en réseau vers l’intérieur, mais au contraire notre action en réseauŸ vers l’extérieur, son efficience et son efficacité. la forme et l’intensité que prend le travail en réseau dépendront par conséquent de l’impact de notre contribution à la transformation de la situation qui nous sert de point de départ vers l’objectif fixé.
  5. Travailler en réseau demande des formes diverses de coordination opératoire: chacun apporte ce qui lui est particulier et ce qu’il maîtrise le mieux, au travers d’actions, de projets et de lignes de travail concrètes. sans action, les noeudsŸ du réseau se desserrent.
  6. Travailler en réseau signifie dès lors respecter les diversités et en tirer parti. Celles-ci sont un facteur de renforcement, à condition de les respecter et de les mettre à profit sans en privilégier certaines au détriment des autres. Le débat, la planification et le fondement des propositions et des actions, de même que la spécialisation des tâches, sont par conséquent essentiels si l’on veut assurer la complémentarité des efforts et des capacités.
  7. nous ne devons pas partir du principe que toutes les personnes et toutes les organisations réunies autour d’une proposition générale sont toujours d’accord sur tout. il s’agit de promouvoir l’explicitation de toutes les idées et de toutes les visions afin de trouver les points de convergence qui donnent au travail en réseau son identité. Mais aussi afin de connaître et de gérer les divergences. leur prêter attention ou les résoudre peut être très stimulant, les ignorer peut s’avérer un piège. les consensus bon marchéŸ ou rapidessont les ennemis du travail en réseau. À longue échéance, un désaccord non géré peut se muer en un facteur de conflit qui éclate précisément parce qu’il a été trop longtemps maintenu sous pression latente.
  8. d’un autre côté, s’efforcer de trouver tous les points de convergence possibles, y compris les accords minimesŸ en partant du principe que personne n’a jamais totalement raison ni totalement tort; nous devons donc toujours identifier les points d’ententeŸ entre notre propre position et celle des autres personnes ou des autres organisations.
  9. stimuler une dynamique et un esprit d’apprentissage mutuel. Ceci implique une disposition à partager ce que l’on sait avec les autres, mais aussi d’être à l’écoute de ce que les autres savent déjà. il est par conséquent important de mener une action réflexive critique et autocritique permettant non seulement d’échanger les descriptions et les narrations de nos expériences particulières, mais aussi de partager les enseignements tirés de ces expériences. Cette tâche, qui résulte d’un processus de systématisation – en tant que réflexion critique sur la pratique proprement dite – est fondamentale pour alimenter un travail en réseau dans la mesure où elle permet, avec la contribution de toutes et de tous, de construire une idée à la fois propre et partagée. dans ce sens et pour reprendre Paulo Freire, le travail en réseau signifie créer un environnement et des dispositions propices à l’apprentissage. Créer, avant tout contexte pratique, un contexte théorique permettant d’acquérir une connaissance critique du vécu: de ses caractéristiques, de ses interrelations, de ses racines et de ses exigences.
  10. il est très important d’encourager les processus et les mécanismes d’accumulation d’expérience: tenir des registres et collectiviser des mémoires de ce qui a été réalisé, faire la synthèse des convergences, faire état des évaluations et des plans. dans le cas contraire, on risque de répéter les mêmes erreurs et de ne pas pouvoir poser les nouveaux échelonsŸ qui permettront d’affronter de nouveaux défis.
  11. le processus de construction du travail en réseau n’est ni linéaire ni régulier; il est asymétrique et variable. il est par conséquent fondamental de maintenir une dynamique communicative très intense permettant d’être en contact, d’apporter et de recevoir des contributions sous toutes les formes et en utilisant tous les moyens possibles: écrits, électroniques, rencontres personnelles, etc., afin de suivre le rythme des événements et de collectiviser les propositions et les décisions.
  12. veiller à tout ce que tout soit fait dans la transparence pour la collectivité, sans craindre de dévoiler les erreurs ou les difficultés. sans confiance mutuelle, il est impossible de travailler en réseau. Mais la confiance ne s’accorde pas gratuitement, elle se construit (et peut aussi se perdre) au sein de toute relation. l’honnêteté, la franchise et l’ouverture à la critique consolident les relations au sein d’un réseau.
  13. Je considère qu’il faut avoir recours à des formes et des instances d’animation et de coordination. le travail en réseau ne fonctionne pas de lui-même mais en tant que produit d’initiatives, de propositions, de réactions, de convergences et de divergences pouvant être structurées en plans d’action. Plus les tâches d’animation et de coordination sont distribuées et plus les responsabilités sont partagées, plus le travail en réseau sera dynamique et appartiendra à ceux qui y prennent part. il est néanmoins fondamental de posséder des axes ou des espaces centraux de référence – ce qui ne veut pas dire des centres de décision autoritaires ou permanents – si l’on veut disposer de liens et de contacts de référence communs et fiables. Je n’apprécie pas les réseaux désagrégés, formés d’initiatives isolées qui utilisent occasionnellement un parapluie commun et se prétendent si démocratiquesŸ qu’elles refusent les initiatives de coordination et d’articulation pour l’ensemble. Je préfère les relations horizontales, démocratiques et exigeantes les unes envers les autres, où chacun apporte sa contribution à conditions égales, mais aussi où chacun a un rôle (et des responsabilités dont il doit s’acquitter), que ce soit en matière de leadership, d’animation, d’orientation, d’articulation ou de décision.
  14. dans le travail en réseau, il existe également des relations de pouvoir comme dans tous les domaines de la vie. Mais ces relations de pouvoir n’ont rien à voir avec celles qui prédominent dans nos sociétés capitalistes, inéquitables, d’exclusion et autoritaires. Ce peuvent être des relations de pouvoir synergiques, c’est-à-dire dans lesquelles le pouvoir de chacun alimente celui des autres et de l’ensemble. dans lesquelles les capacités se renforcent et offrent des possibilités à toutes les personnes et à tous les groupes qui y participent, et pas seulement à un seul et unique groupe qui exerce le pouvoir et impose ses décisions. des relations dans lesquelles la jonction de nos capacités nous offre des possibilités d’action plus larges que si nous agissions de manière isolée, et dans lesquelles chaque rencontre et chaque tâche nous enrichit, nous fournit des ressources nouvelles pour affronter des défis toujours nouveaux et plus complexes.
  15. En résumé, le travail en réseau implique une culture et une vision de transformation dont il est l’expression. nous pouvons donc considérer le réseau comme une culture organisationnelle. Pas seulement en tant que notion générale ou théorique, mais aussi en tant que création quotidienne qui pénètre dans les espaces d’existence et de travail institutionnel, mais aussi dans nos espaces personnels. en définitive, le travail en réseau exigera de donner le meilleur de nous-mêmes, contribuant ainsi à notre propre développement personnel. il nous permettra de nous transformer nous-mêmes en tant que personnes, dans la mesure où nous nous engageons dans des processus transformateurs des relations sociales, économiques, politiques et culturelles de l’environnement dans lequel nous avons été appelés à vivre.


Filet de pêche                                        Source: Sandstein

Les défis de notre époque sont immenses et vont bien au-delà de la lutte traditionnelle en faveur de la justice, de l’équité, de la paix et des droits humains. le 21e siècle, fait de contradictions et de dynamiques à l’échelle planétaire, marqué par la prédominance d’un modèle économique, social, politique et culturel ni universalisable ni durable, chaque jour plongé dans une crise plus profonde, nous demande, à nous qui croyons qu’un autre monde est possible, d’opter en faveur d’une autre culture politique et de construire d’autres relations de pouvoir partout où nous nous trouvons. le Mouvement des Indignés, qui s’étend déjà à toute la planète, en est l’expression on ne peut plus claire.4

Avec une autre éthique, avec au centre l’être humain et une conscience planétaire, le travail en réseau peut se muer en un moyen efficient et efficace de réaliser des changements aux niveaux local et mondial. avec le travail communautaire, l’organisation sectorielle, la communication électronique avec le monde entier et l’articulation entre organisations, institutions et mouvements sociaux, le travail en réseau (entre personnes physiques ou connectées au cyberespace) nous apparaît comme un instrument fiable de lutte contre l’exclusion sociale à n’importe quel endroit de la planète.

Notes

1 directeur général du Centre d’études et de publications alforja du Costa rica (www.cepalforja.org) et coordinateur du Programme latino-américain de systématisation du Conseil d’éducation des adultes d’amérique latine, CEAAL CEAAL (www.cepalforja.org/sistematizacion et www.ceaal.org).
2 ALFORJA n’est pas un acronyme. C’est ainsi que l’on nomme les sacs de cuir, de paille ou de toile double utilisés par les paysans dans de nombreux pays. Ces sacs sont portés soit sur l’épaule, soit sur les chevaux, et servent à transporter les casse-croûtes, les outils, les semences, les livres… c’est le rôle de cet outil, qui facilite les échanges et les déplacements d’un endroit vers un autre, qui nous a donné l’idée de donner son nom à notre réseau.
3 actuellement, le réseau se compose du CEASPA (Centre d’études et d’action sociale du Panama), qui est le siège régional; du CEP (Centre d’études et de publications alforja du Costa rica); du CanTera (Centre d’éducation et de communication populaire du nicaragua); du CENCOPH (Centre de communication populaire du Honduras); de la FUNPROCOOP (Fondation promotrice des coopératives du salvador); du serJus (services juridiques et sociaux du Guatemala) et de l’IMDEC (institut mexicain de développement communautaire de Guadalajara). voir www.redalforja.net.
4 Par exemple: www.tomalaplaza.net

Éducation des Adultes et Développement
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